Avant Propos
Aujourd’hui, les limites que notre temps définit comme étant celle de l’art tendent à disparaître. Que le Musée National d’Art Moderne (MNAM) intitule une des ses expositions majeures “Hors-Limites” montre paradoxalement que s’il existe une limite à l’art ce n’est pas pour ça que ce qui se situe au-delà de cette limite n’est pas de l’art. Cette exposition posait le problème du rapport entre l’art et la vie. Elle montrait comment l’œuvre tendait à disparaître au profit du geste dont le happening est l’illustration. L’art d’aujourd’hui n’est plus dans le témoignage mais dans l’action vitale. Les artistes contemporains ne sont plus de simples artisans, beaucoup sont des intellectuels, des philosophes, des penseurs, certains ne sont plus que cela et ne fabriquent que des concepts. Ils produisent des théories qui questionnent leurs pratiques qui sont une interrogation sur la vie. Privé d’œuvre à étudier, de limite pouvant le contenir, l’historien d’art évolue dans un monde où la forme des objets qu’il étudie s’apparente à la vie, elle est la vie même. Comment peut-on étudier la vie ? Dans les traces qu’elle laisse dans l’histoire ? Dans la forme que nous lui donnons ? Ne suffit-il pas de vivre ?
Les traces que Cage a laissées sont en partie étudiées. Des axes de recherches ont été privilégiés, d’autres ne sont pas encores définis. Daniel Charles dans son article d’introduction du numéro spécial de la Revue d’esthétique, met en garde le chercheur contre “la spécificité de l’« objet » Cage - un « objet » qui ressemble à une étoile filante, le mieux étant de la laisser filer”. Certains l’on fait, d’autres ont étudié le phénomène.
En France, les travaux de recherche menés sur John Cage ne sont pas nombreux. Daniel Charles est le fondateur du département de musique de l’Université de Paris-VIII, il enseigne la philosophie de la musique. Il a publié plusieurs ouvrages sur Cage dont un en collaboration avec lui (Cage, 1976). Il fait partie des premiers à s’être intéressé au compositeur américain. Il organise en collaboration avec Jean-Yves Bosseur la première exposition consacrée à John Cage en France : “Journées John Cage” (1971-72, Nevers).
La plus récente publication sur Cage (Bosseur, 1993) offre un panorama très complet de sa production artistique. On remarque les six entretiens qui achèvent l’ouvrage, et qui permettent d’apprécier la
pensée de Cage dans un contexte de dialogue1. Parmi les autres travaux de Bosseur, on porte plus particulièrement attention à son livre Le sonore et le visuel (Bosseur, 1992). Cet ouvrage traite du rapport entre les arts graphiques et la musique, avec une part importante donnée aux recherches de Cage dans ce domaine. Directeur de recherche au C.N.R.S. et à l’EHESS, Jean-Yves Bosseur est aussi compositeur.
La seule thèse française consacrée à John Cage est l’œuvre de Marc Froment-Meurice : La pensée de John Cage : un cheminement à travers l’essence de l’art et de la technique moderne. Il propose une analyse essentiellement philosophique de l’œuvre de Cage en insistant plus particulièrement sur ce qui rejoint les pensées de Cage et d’Heidegger, le Zen. Il conviendrait d’étudier attentivement la partie de son ouvrage qu’il consacre à l’art et la technique. Mise à part la publication de sa thèse (Froment-Meurice, 1987), il est l’auteur de plusieurs articles sur Cage.
A part les ouvrages de ces trois auteurs et quelques articles publiés dans différents périodiques, le numéro spécial consacré à Cage de la Revue d’esthétique (n° 13-14-15, 1987-88) est la source d’information la plus complète écrite en français. La revue se compose d’articles originaux, de traductions, le tout parsemé de textes de Cage. Les soixante-dix-sept articles de cette publication offrent une bonne base de travail pour appréhender l’univers cagien. En tant qu’objet d’histoire, le numéro spécial de cette revue pourait être l’objet d’une étude spécifique.
La plus grande part des études sur Cage sont américaines. L’écrivain et poète de renom aux États-Unis, Richard Kostelanetz, internationalement connu, par ses innombrables articles et ouvrages de critique, est l’auteur de la première monographie importante sur John Cage (Kostelanetz, 1970). On lui doit surtout un vaste travail de compilation dans lequel sont inventoriées toutes les idées exprimées dans l’ensemble des interviews accordées au fil des ans par John Cage à divers critiques (Kostelanetz, 1988).
Plusieurs thèses consacrées à John Cage ont été soutenues dans les universités américaines. En 1970, Ellsworth Snyder écrit une thèse qui a pour titre John Cage and music since World War II : a study in applied aesthetics. En 1981, c’est au tour de Marjorie Perloff de consacrer son travail de thèse à John Cage. Elle axe plus particulièrement son propos sur sa production poétique (Perloff, 1981). Aujourd’hui “Professor of humanities” à l’Université de Stanford, elle a récemment publié un recueil d’articles consacrés à Cage (Perloff, 1994). Deborah Campana a écrit sa thèse sur la forme et la structure de la musique de John Cage (Campana, 1985). Elle est responsable des archives John Cage à la Northwestern University à Evanston (Illinois). Pour finir, on peut citer la publication de la thèse de James Pritchett sur la musique de Cage (Pritchett, 1993)2.
La majeure partie des études universitaires sur John Cage sont consacrées à sa musique ou à sa production littéraire. Sa production graphique n’a pas encore été étudiée. Les seuls ouvrages qui traitent du travail de gravure de Cage sont les catalogues de la Cow Point Press de San Francisco (livres introuvables en France). L’article de la directrice de ce studio de création, Kathan Brown (Revue d’esthétique, 1987-88), laisse toutefois envisager le contenu de ces catalogues3 : ils sont un recueil des différentes techniques de création de Cage, illustré par la reproduction des œuvres. Ils offrent, comme tout catalogue, la base pour un travail d’histoire de l’art se situant davantage au niveau de l’analyse de langage formel et de ses répercutions dans l’histoire. La production graphique de Cage est très peu connue en France. Aucune gravure de Cage n’est conservée, mise à part quelques œuvres dans
des collections particulières. La qualité des quelques reproductions de gravures disponibles n’en permet pas l’analyse. Exceptés les processus de création que Cage met en place pour obtenir une trace, il est impossible d’étudier, en France, le témoignage laissé par ce geste. Un travail d’histoire de l’art demande un contact direct avec les œuvres. La tenue d’une grande exposition rétrospective sur Cage au MNAM (prévue pour l’an 2000) sera l’occasion d’analyser minutieusement la trace de John Cage.
La bibliographie est une part importante du travail universitaire, elle fournie des références, permet de définir des axes de recherches. Je n’ai pas consacré la majeure partie de mon étude à cela préférant suivre les conseils de Descartes : “J’ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et pour ce qu’on me persuadait que, par leur moyen, on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j’avais un extrême désir de les apprendre. Mais, sitôt que j’eus achevé tout ce cours d’études, au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d’opinion. [...] je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager”4.
Plutôt que de consacrer tout mon temps à la lecture en bibliothèque, j’ai préféré écouter ce que les gens avait à dire. J’ai suivi les cours de Pierre Boulez au Collège de France sur les problèmes de “L’œuvre tout ou fragment”. J’ai rencontré Jean-Yves Bosseur dont l’accueil et les conseils m’ont été très utiles. De même, les cours de Françoise Escal, très enrichissants, m’ont permis de découvrir ce que pouvait être la musicologie. Je passerai rapidement sur les rencontres avec Michel Serres, Régis Debray, Jean Baudrillard, Régis Michel, Michael F. Stier5, Martine Rassineux... Je n’insisterai pas sur les voyages faits, mais plutôt sur ceux qui restent à faire : New York, San Francisco, Evanston (Illinois)...
Il est très difficile de cerner en huit mois une vie de quatre-vingts ans, surtout lorsqu’elle est fructueuse comme celle de Cage. A cela
s’ajoute la difficulté de comprendre le paysage dans lequel cette vie a évolué. Enfin, il faut, en quelques pages, décrire ce paysage et prévoir un itinéraire avec une carte que chaque pas contribue à élaborer. Il est très facile de se perdre, d’emprunter des chemins qui ne mènent nulle part, de peindre un paysage qu’on est seul à comprendre, d’oublier des étapes importantes.
Je tiens à remercier ici :
Claude Frontisi pour son sens de l’orientation
Christian Michel pour l’orientation du sens
Jean-Yves Bosseur pour le sens de son orientation
Françoise Escal pour son orientation sensible
Jean-Luc Bonaventure pour son sens de l’Orient
Joss pour oser, So pour rosser, Écho pour aimer
Que ceux que j’ai oubliés ne s’affectent pas de ce silence,
il leur est dédié.
1 Nous verrons plus loin l’importance que prend le jeu des questions / réponses dans une étude sur l’enseignement.
2 Le lecteur désirant une historiographie plus importante se reportera à “sources et références” Revue d’ésthétique, 1987-88, p. 545-557.
3 De même que l’utilisation que Bosseur en fait dans son ouvrage sur Cage (Bosseur, 1993, p. 79-92).
4 René Descartes, Discours de la méthode, Paris, 1951, p. 31 et 36.
5 Conservateur des archives de la Cunningham Dance Foundation inc, New York.