Expérience d’une mutation

Samuel Szoniecky

Expérience d’une mutation

En 1997, je venais de finir mon DEA d’histoire de l’art sur John Cage et j’effectuais un service civil pour l’accompagnement des personnes dépendantes à la bibliothèque de l’Université Paris X. Parallèlement, je m’étais inscrit en licence de Philosophie par correspondance pour continuer ma formation et travailler des sujets que je n’avais pas encore abordés. Je me suis aperçu très vite qu’en me baladant entre les étagères de la bibliothèque, je pouvais jouer à prendre n’importe quel livre et, dans une page choisie au hasard, trouver une information en rapport avec un des sujets de philosophie que je devais traiter. En fait, je découvris par la pratique le principe de la semiosis infinie de Peirce : « Pour Peirce, le signe est composé de trois entités indéfectiblement liées – le Representamen (l’élément perceptible du signe, son représentant sensible), l’Objet (ce dont le signe tient lieu), l’Interprétant (un autre signe plus développé, qui renvoie au même objet). Ces trois éléments s’enchaînent : l’interprétant, qui est donc un signe, possède son propre representamen et renvoie à son tour à l’objet, ce qui produit un nouvel interprétant renvoyant à nouveau au même objet, et ainsi de suite. Ce processus est potentiellement infini, les interprétants d’un signe ne constituant pas a priori un ensemble fermé. » [1] De ce principe, j’ai déduit qu’en multipliant les boucles interprétatives, il est toujours possible de créer un chemin signifiant entre deux expressions prises au hasard. Dès lors, les dissertations de philosophie que je devais réaliser dans le cadre de la licence pouvaient faire référence à n’importe quel ouvrage de la bibliothèque à partir du moment où j’aménageais le lien entre un sujet qui m’était donné et les informations que je récoltais. La problématique qui se posait alors était : comment choisir les informations de références ?

Inspirée par mes recherches sur John Cage, la réponse fût assez facile à trouver : il suffisait d’utiliser un processus aléatoire permettant de choisir des références à partir d’une liste définie au préalable. Pour ce faire, j’ai développé une application avec Hypercard pour gérer à la fois les listes de références, le tirage aléatoire dans ces listes, la saisie des références et l’exportation de celles-ci. A partir de cette application Hypercard (cf. ci-dessus), je construisais pour chaque devoir de philosophie une « partition » de recherche à partir de six sources d’informations qui se composaient par exemple des cours de l’enseignant ayant donné le devoir, de ma bibliothèque, de textes personnels, d’une liste de cotes bibliographiques... Pour chaque source un tirage aléatoire permettait de définir le nombre d’entrée dans la source et le nombre d’éléments à récolter dans ces entrées. Pour le travail en bibliothèque, j’avais donc une liste de cote pour choisir le livre et trois dés à dix faces (un pour les unités, un pour les dizaines et un pour les centaines) pour choisir une page de façon aléatoire. Par contre, dans la page, le choix du fragment était fait selon l’orientation que je voulais donner à la problématique du sujet de philosophie que j’étais en train de traiter.

Une fois toutes les sources alimentées, j’utilisais l’application Hypercard pour générer automatiquement le texte que je soumettais à l’enseignant comme réponse au devoir qu’il avait donné. Le principe de génération était très simple, il consistait à définir aléatoirement le nombre de paragraphe qui constituait le texte puis pour chaque paragraphe d’effectuer un tirage aléatoire d’une des sources puis un autre tirage aléatoire pour prendre dans la source choisie un élément. Il faut noter qu’une des sources était toujours constituée de textes à écrire après le tirage, ce qui permettait d’ajouter une cohérence particulière à l’ensemble du texte.

Vous trouverez dans cette rubriques des exemples de textes produits

J’ai beaucoup appris au cours de cette expérience tant sur le plan de l’organisation d’une bibliothèque, que sur celui de la programmation d’un générateur automatique de texte, et plus encore sur l’institution universitaire qui face à ce type d’expérience un peu provocatrice, se retrouve dans l’incapacité de noter un travail qui comme me le fit remarquer Etienne Balibar était celui d’un « mutant ». En effet, ce qui m’a surpris quand j’ai discuté de cette expérience avec les enseignants de philosophie, c’est qu’au-delà de l’intérêt ou de l’incompréhension qu’ils ont exprimé, le plus dérangeant était le fait que les règles administratives de l’université imposaient de noter ce qui ne pouvait pas l’être. A la manière des petits cailloux qu’on jette dans l’eau pour s’amuser des ronds qu’ils font, j’ai mené cette expérience comme un jeu. Cela m’a permis de prendre conscience de la complexité à maîtriser pour que les cailloux ne soient pas des pavés dans la marre et pour surfer les vagues de connaissance de l’océan numérique.
Aujourd’hui, les techniques ont évolué mais les principes de ce jeu de connaissance restent valides et pourraient certainement être développés dans le cadre d’un jeu sérieux pour l’exploration des bibliothèques. Toutefois, il n’est pas certain que l’institution universitaire ait suffisamment changé pour que les travaux d’étudiants puisant dans les sources du Web une matière inépuisable à la génération automatique de connaissance, ne soit plus considéré comme des mutations bizarres mais comme des voies d’exploration qu’il ne faut pas négliger sous prétexte qu’elles ne correspondent pas à une forme classique de travail intellectuel. Car ce qui se profile avec l’utilisation des technologies numériques ne va-t-il pas dans le sens d’une société de la connaissance où ce qui prime correspond au programme suivant ?
« 1. Apprendre à interpréter l’information plutôt qu’à l’emmagasiner [...]

2. Partager le geste d’interprétation inventrice dans la présence interactive, plutôt que communiquer des contenus figés. [...]

3. Former des interprètes généralistes plutôt que des savants spécialisés. [...]

4. Dynamiser les disciplines grâce à la créativité des sous-cultures minoritaires. [...]

5. Concevoir l’autoformation universitaire comme construisant des capacités communes de partage [...]

6. Apprendre à intégrer l’argumentation logique au sein d’une vue plus large et critique des pratiques communicationnelles [...]

7. Reconfigurer l’université autour d’un grand axe mettant en tension les disciplines scientifiques avec l’indiscipline propre aux Humanités » [2]

Voilà sans doute un beau programme d’apprentissage qui demande encore de nombreuses recherches et expérimentations. Nous souhaitons agir activement dans cette voie avec l’espoir que de nouvelles pratiques symboliques émergent pour un développement éthique de l’intelligence collective.