I- La Forme de l’enseignement de Cage

Samuel Szoniecky

I- La Forme de l’enseignement de Cage

En tant que professeur John Cage a cherché une nouvelle méthode de production du savoir. Dans l’introduction à Themes & Variation (Cage, 1982), il présente son projet d’écriture : “trouver une façon d’écrire qui, tout en partant d’idées, ne soit pas un discours sur elles ; ou ne soit pas sur des idées mais les produise”1. Les lectures dédiées à Charles Eliot Norton donnent une idées des techniques d’élaboration du discours qu’il a utilisée pour mener à bien son projet. Les Etudes, composées par Cage pour différents instruments, permettent d’appréhender l’idée qu’il se faisait de l’apprentissage. Idée qu’on peut éclairer par quelques citations qui définissent sa position en matière d’éducation.

1- L’enseignement selon Cage

Quelques extraits du recueil de conversations mises en forme par Kostelanetz2, peuvent donner un aperçu des idées de Cage sur l’éducation. Tout commence par la vision prophétique de l’artiste : “La structure entière de la société doit changer exactement comme les structures de l’art ont changées. Nous croyons. Je pense puisque ceci a été accompli dans les arts durant ce siècle que c’est une indication au moins dans les esprits des artistes qu’il y a besoin de la même transformation dans les autres champs de la société, particulièrement lorsqu’il s’agit des structures politiques et économiques et toutes les choses qui vont avec comme les structures d’éducation.” (Kostelanetz, 1988, p. 240-241). Cage décrit son école idéale : “un espace sans partition dans lequel une multiplicité d’activité se passe et dans lequel l’attention de l’étudiant peut être à un endroit ou à un autre — plutôt que d’être forcé à focaliser sur une seule chose qui souvent ne relève pas de son propre choix” (p. 242). Plus loin il insiste en définissant un programme architectural : “L’architecture de l’école — un grand espace vide dans lequel les étudiants ne sont pas obligés de s’asseoir sur une chaise mais sont libres de se déplacer de chaise en chaise.” (p. 246). Il parle ensuite de l’université : “Telles qu’elles sont actuellement se sont des lieux où des gens vont pour acquérir des diplômes, pour ensuite avoir des boulots, pour ensuite entrer dans cette prison dont nous avons déjà parler. L’université elle-même est modelée sur l’idée de la prison pour habituer à l’idée de la prison déja pendant l’éducation” (p. 243). Pour Cage, l’université devrait être le lieu où les étudiants “ne sont pas dans un état de compétition les uns avec les autres mais dans un état de découverte de quelque chose avec lequel il ne sont pas familier” (p. 247). Pour clore ce bref aperçu des idées de Cage en matière d’éducation, examinons ce qu’il pense des professeurs : “Je ne pense pas qu’un professeur doit enseigner quelque chose à l’étudiant. Je pense que l’enseignant doit découvrir ce que l’étudiant connait — et ce n’est pas facile à découvrir et après bien sur encourager l’étudiant à être courageux vis à vis de cette connaissance, courageux et pratique et ainsi de suite — ou dit autrement de faire fructifier sa connaissance.” (Kostelanetz, 1988, p. 254). Utopie ou projet concret d’éducation ? Une étude plus approfondie permettrait vraisemblablement de répondre à cette question.

2- La trace plastique

Cage a pratiqué un enseignement par le biais de sa musique, par des conférences et des cours. Les traces qu’ont laissées cette pratique sont nombreuses et diverses : des textes, de la musique, des disques, des films... Je n’ai pas encore abordé un des aspects importants du travail de Cage, sa production graphique. Dans la mesure où une œuvre d’art est porteuse d’un discours, la production graphique de Cage peut-elle être considérée comme un des autres aspects de son enseignement ?
Cage a longtemps hésité entre la musique et les arts plastiques. Lors de son séjour en Europe il pratique à la fois la composition et la peinture (1929-30). “ A l’époque, je peignais d’une façon plus ou moins immature, simplement en jetant des coups d’œil et en décidant de quelle couleur était telle chose ; je regardais la nature et j’essayais de peindre ce que je voyais. Mais quand j’ai rencontré Schoenberg et que je lui ai demandé d’être mon professeur, il m’a dit : “Allez-vous consacrer votre vie à la musique ?” ; j’ai répondu “oui”, et il a accepté. C’est pourquoi j’ai abandonné le travail graphique jusque très récemment.”3. Ce n’est qu’en 1969, qu’il renoue avec les arts graphiques, avec la réalisation en collaboration avec Jasper Johns du projet Not Wanting to Say Anything About Marcel (Milan, 1971, fig. 11).
Je passerai sur les préoccupations de nature visuelle décelables dans de nombreuses partitions de Cage (Cf. Bosseur, 1992) afin de m’attarder plus longtemps sur ses gravures. La première série de gravures qu’il exécute au Crown Point Press de San Francisco date de 1978 ; ensuite, et jusqu’en 1992, il consacrera pratiquement une moitié de chaque mois de janvier à ce travail. En quatorze ans, Cage ne réalisa pas moins de cent soixante éditions ou ensemble d’épreuves uniques, sans compter les aquarelles et dessins qu’il créait à d’autres moments, en Virginie4.
Dans son élaboration de la création Cage a tenté le plus possible de remplacer ses goûts personnels, ses choix par des processus de hasard (I Ching) ou tout simplement par le silence. Son travail graphique c’est inspiré de ces compositions musicales, certaines partitions lui servant même de base pour des séries de gravures, Score Without Parts (1978), par exemple. “Pour la plupart de ses séries de gravures, Cage conçoit une véritable partition, qui sera exécutée avec l’aide d’un ou plusieurs assistant. Ceux-ci deviennent alors comme des interprètes : “J’essaie de ne pas leur donner de directives trop précises, de ne pas leur dire ‘mettez ceci à cet endroit’, mais plutôt, ‘mettez cela dans cette direction générale’, afin qu’il y ait plus d’un seul positionnement correct possible.”5. Mais quand Cage tient le crayon, ou la pointe, peut-il ne plus faire intervenir sa personne dans son geste de création ? L’œuvre graphique de Cage ne montre-t-elle pas une des limites de son discours théorique ? Là encore une étude plus approfondie reste à faire.

3- Les cours de Cage

Cage a donné des lectures assimilables à ce qu’on appelle traditionnellement un cours magistral. La forme de ces lectures reprend, parfois, les processus de partitions écrites par Cage pour créer de la musique. Les schémas de Cartridge Music (Fig. 10 bis), par exemple, lui ont servis pour définir la mise en forme de certaines de ses conférences : “En plaçant toutes les feuilles transparentes sur la feuille ordinaire qui contenait un nombre de forme biomorphique égal au nombre de sujets que j’avais choisis, et en disposant la ligne sinueuse de manière qu’elle recoupe au moins un point intérieur d’une des formes et exécute au moins une entrée et une sortie par rapport au chronomètre, j’ai pu établir un plan d’écriture détaillé. Les points à l’intérieur des formes étaient des idées en rapport
avec un sujet particulier, les points à l’extérieur des idées sans rapport. Les cercles étaient des histoires, avec et sans rapport également. Les chiffres sur le chronomètre étaient interprétés non pas en secondes mais en lignes sur un bloc de sténo.” (Bosseur, 1993, p. 59).

I-VI

I-VI, est la base des lectures dédiées à Charles Eliot Norton que Cage a donné à l’université d’Harvard (Cambridge, Massachussetts), dans les années 1988-89. Ce texte fait partie d’une série qui débute avec Themes and Variations (Cage, 1982) et dont le texte le plus récent est Anarchy (1988). Ces compositions textuelles ont pour objet de “trouver une façon d’écrire qui, tout en partant d’idées, ne soit pas un discours sur elles ; ou ne soit pas sur des idées mais les produise” (Cage, 1990, p. 2).
Cage écrit ces textes à partir d’un corpus de citations qu’il exploite ensuite pour donner forme à des mesostics6. Comme les acrostiches, les mesostics sont écrits horizontalement, en respectant un alignement vertical à partir du milieu, et non pas du début comme l’acrostiche. Les quatre cents pages de mesostics construites à partir des 487 citations, sont réparties en quinze champs. Ils correspondent à quinze aspects du travail de composition de Cage qu’il a défini dans le texte Composition in Retrospect (1981) : “method, indeterminacy, interpenetration, imitation, devotion, circumstances, variable structure, nonunderstanding, contingency, inconsistency, and performance”. Les citations qui forment la source de ce texte sont extraites des propres textes de Cage, de ceux de Ludwig Wittgenstein, Henry David Thoreau, Ralph Waldo, Buckminster Fuller, Marshall McLuhan, L. C. Beckett, Huang po, Ramakrisna, Fred Hoyles...7 Les choix des citations c’est fait par des tirages du I Ching dont les réponses donnaient le numéro des pages, le nombre de ligne...
Faute de temps on ne peut aller plus loin dans la présentation de ces lectures. Elles sont un bon exemple de la façon dont Cage pratique l’enseignement. Leurs analyses précises permettraient de critiquer les méthodes cagiennes. Ce texte peut-il servir de modèle pour l’écriture de travaux universitaire ? Peut-il servir de base à un enseignement ? Quel type de discours engendre-t-il ?
La part importante des textes parlant du bouddhisme dans les sources de I-VI, amène à s’interroger sur l’influence qu’a exercé ce courant de pensée dans l’élaboration des techniques d’enseignement de Cage.

4- Techniques Zen d’enseignement

Dans le film John Cage, Promeneur universel, Cage raconte comment se passait les cours de Dr. Daisetz T. Suzuki : “On sortait de ces conférences en ayant le sentiment de ne rien avoir appris... Il entrait dans la pièce et il regardait... posait son regard sur chacun de nous... souriant... c’était une sorte de salut individuel... Personne ne lui posait de question... Il disait surtout des choses dont on ne pouvait se souvenir...”. Il me semble intéressant d’analyser les méthodes d’enseignements utilisées par le Zen8. Cage a-t-il utilisé ses méthodes ? Ne rendent-elles pas plus intelligible son enseignement ?
Le Bouddhisme Zen se caractérise par un refus de la métaphysique et plus généralement du dualisme. Il considère que “L’erreur fontamentale étant dans l’attachement au dualisme, la première mesure indispensable consiste à s’en libérer”(Suzuki, 1940, p.109). D’après la philosophie du Zen “nous sommes beaucoup trop asservis à la façon conventionnelle de penser, qui est dualiste d’un bout à l’autre. [...] Le Zen bouleverse ce plan de pensée et lui en substitue un nouveau où n’existe ni logique ni disposition dualiste des idées.”. Le bouddhisme Zen se méfie de “l’intellect qui, le premier, nous a incité à poser la question à laquelle il ne pouvait répondre par lui-même, et que par conséquent, on doit laisser de coté” (Suzuki, 1940, p. 17). De là
découle une technique d’enseignement qui diverge sur bien des points de la façon dont on considère l’instruction en occident.
Dans le premier tome de son Essai sur le Bouddhisme Zen, Suzuki consacre un chapitre aux méthodes d’enseignements. En préambule il prévient le lecteur “il est dans la nature même du Zen d’échapper à toute définition et explication ; en d’autres termes, il ne peut jamais être converti en idées ni décrit en termes logiques. Pour cette raison, les maîtres du Zen déclarent qu’il est « indépendant de la lettre » puisqu’il s’agit « d’une transmission spéciale en dehors des enseignements orthodoxes » (Suzuki, 1940, p. 315). Suzuki dans ce chapitre va décrire les moyens que les maîtres Zen emploient pour transmettre cet enseignement. Il les regroupe en deux parties :
I. Méthode verbale :
1° Paradoxe 4° Affirmation
2° Dépassement des opposés 5° Répétition
3° Contradiction 6° Exclamation.
II. Méthode directe :
Usage de la force physique, gestes, coups, accomplissement d’une série d’actes définis, ordre à autrui de se mouvoir, etc.
La base de l’enseignement Zen est le dialogue entre disciple et maître. Suzuki retranscrit ces dialogues en racontant l’histoire de ces rencontres. En voici un exemple : “Fa-ièn Ouên-i, le fondateur de la branche Hôgen du Bouddhisme Zen, fut célèbre au début du Xe siècle. Il demanda à l’un de ses disciples : « Que comprends-tu par ceci : Que la différence soit seulement d’un dixième de pouce et elle va devenir aussi vaste que le ciel et la terre ? » Le disciple dit : « Que la différence soit seulement d’un dixième de pouce et elle va devenir aussi vaste que le ciel et la terre. » Mais Fa-ièn lui dit qu’une telle réponse ne suffisait pas. Le disciple dit : « Je ne peux pas faire autrement. Comment l’entendez-vous ? » Le maître répliqua sur-le champ : « Que la différence soit seulement d’un dixième de pouce et elle va devenir aussi vaste que le ciel et la terre. » (Ibid. p. 344)
Il existe des similitudes entre cet enseignement et le travail de Cage. Une partie des écrits de Cage sont assimilables à cette technique de questionnement-réponse utilisé par le Zen. On peut penser, par exemple, à Indeterminacy, un recueil d’anecdotes où est mis en valeur un dialogue : “Un jour au Black Mountain College,
David Tudor mangeait son déjeuner. Un étudiant vînt à sa table et commença à lui poser des questions. David Tudor continua à manger son déjeuner. L’étudiant continua à lui poser des questions. Finalement David Tudor le regarda et dit : “Si tu ne sais pas, pourquoi tu demandes ?” (Cage, 1961, p. 266).
Une majorité des œuvres de Cage est construite sur un système de questions-réponses. Il a composé nombre de ces créations par une séries de questions adressées au I Ching. Son travail consistait à chercher les bonnes questions, le hasard lui donnant les réponses. Le silence est un autre exemple de similitude entre les techniques d’enseignements du Zen et le travail de Cage. Suzuki le présente comme “un des stratagèmes” utilisé par le maître Zen pour transmettre son enseignement. On peut aussi parler des compositions de Cage qui reprennent des formes poétiques Zen, par exemple Seven Haiku9.
Il serait excessif d’assimiler Cage à un maître Zen, toutefois on ne peut négliger l’influence du Bouddhisme Zen dans sa formation intellectuelle. Il déclare lui-même : “Beaucoup de mes idées proviennent du Bouddhisme Zen” (Bosseur, 1993, p. 142). Les techniques d’enseignements Zen s’utilisent, on vient de le voir, dans une situation de dialogue. Les lectures de Cage s’adressent à une assemblée où la situation de dialogue existe mais est difficilement analysable. En revanche, dans les Etudes pour instrument, ce dialogue est plus facilement étudiable car le jeu de questions-réponses se déroule seulement entre deux individus.

5- Les Etudes de Cage

Un aspect de l’enseignement de Cage me semble très important, c’est celui lié à l’apprentissage de l’instrument. La discographie de Cage révèle plusieurs œuvres ayant pour titre Études. Les plus anciennes sont les Études Australes pour piano (1974-75). Viennent ensuite les Études Boréales pour violoncelle et/ou piano (1978). Enfin arrivent les
Études Freeman pour violon (1977-80 pour les deux premiers livres ; 1989-90 pour les deux suivants). L’analyse de ces œuvres est révélatrice de ce que peut-être la technique d’enseignement de John Cage10.
Ces trois études sont d’une difficulté d’exécution extrême. Les Freeman Etudes ont demandé de la part d’Irvine Arditti plusieurs années d’études pour en parfaire l’exécution. Cage considérait ces œuvres comme des chorégraphies pour la main. Dans les notes pour les Études boréales, il s’explique sur les raisons qui l’ont amené à composer de tels types d’œuvres “Je me suis mis à écrire de la musique difficile, des études, à causes de la situation du monde qui nous paraît si souvent sans espoir. Je me suis dit que, si un musicien donnait en public l’exemple en faisant l’impossible, cela inspirerait quelqu’un qui, frappé par le concert, voudrait changer le monde, l’améliorer, en suivant, par exemple, les projets de Buckminster Fuller. Cela ne s’est pas encore produit, mais je demeure optimiste et continue d’écrire de la musique.” (Bosseur, 1993, p. 97).
Les partitions de ces études, longtemps considérées comme injouables, ont été obtenues “par la superposition d’une feuille transparente sur une carte stellaire. [...] Cage construisit une grille compositionnelle - en fait une série de grilles, dont certaines entrent en jeu avant, quelques-unes durant, et d’autres après l’acte de transcription. Le premier élément à être mis en place, par exemple, était la « densité » en sons de chaque étude. L’étape suivante consistait à « déposer » des fragments de constellation sur le manuscrit.” (Revue d’esthétique, 1987-88, p. 350). L’analyse de ces partitions relève d’une étude de musicologie. Pour ma part, je préfère étudier cette œuvre par le biais de la forme qui conserve et diffuse cette musique : le disque.
Le disque en tant qu’objet diffuse, le plus souvent, une information simpliste, une interprétation caricaturale ayant pour but de vendre, de persuader, beaucoup moins d’analyser. Il offre un contre-point au discours scientifique et permet ainsi de le critiquer. Les informations que les disque contiennent sont de plusieurs natures : texte d’analyse, biographie, photographie, reproduction de partition,
d’œuvre d’art... La multiplicité de conception de ces disques (Cf. pl. XVII à XXII) amène un objet d’analyse, non encore exploité, qu’il convient d’étudier.

Freeman Etudes

Les Freeman Etudes sont dédiées à Betty Freeman, le célèbre mécène et amie très proche de John Cage. Gigliola Nocera remarque que “Cage a souvent indiqué l’importance pour lui de la vie et de l’œuvre d’hommes tels que Henry David Thoreau, Daisetz Teitaro Suzuki, R. Buckminster Fuller, Marshall McLuhan et d’autres, qui tous étaient libres” (Revue d’esthétique, 1987-88, p. 349). Ces études ne s’appliquent pas seulement à l’apprentissage du violon, elles sont aussi une recherche sur la liberté. Les Études de l’homme libre, sont un bon exemple pour exposer la pratique de l’enseignement chez John Cage. Elles peuvent nous révéler des pistes de réflexion sur la façon par laquelle Cage à tenter de rendre son œuvre enseignante. Elle renvoie, de plus, à un projet d’enseignement pour le moins intéressant : la liberté. L’analyse de cette œuvre amène à s’interroger sur les rapports entre l’enseignement et la liberté. Peut-on enseigner sans contraindre la liberté de l’élève ? 11. Comment peut-on enseigner la liberté ? Quelles réponses Cage donne-t-il à ces questions ?
Examinons rapidement le texte du livret. James Pritchett12, l’auteur de la notice sur l’œuvre et de la biographie d’I. Arditti, débute son propos par un conseil “pour comprendre l’ampleur et la nature singulière de la difficulté que représente ce morceau, il faut étudier la partition”. Trois lignes plus loin il change d’opinion “Il ne servirait à rien, ou presque, d’étudier la partition pour comprendre ces morceaux”. Après une habile transition, “il est aisément donné de reconnaître tout l’art du violoniste dans l’exécution des Études Freeman, il ne faut pas pour autant oublier l’art du compositeur”, il présente un Cage laborieux : “ En 1979, Cage dit : « On me demande souvent quelle est ma définition de la musique... la voici : c’est du travail. Telle est ma conclusion. »”. Il persiste en citant d’autre propos de Cage “travailler, travailler dur, sans férir”. Il applique ensuite cette interprétation de l’œuvre de Cage à son écoute “La concentration dont je suis capable fléchit de temps à autre, mais l’écoute disciplinée et concentrée que j’apprends peu à peu me transforme et m’élève”.
Le livret de l’enregistrement des deux premiers livres des Freeman Etudes interprétées par I. Arditti, présente en première de couverture une photo qui n’est pas le témoignage de l’enregistrement : il n’y a ni micro, ni pupitre, c’est un intérieur et pas un studio d’enregistrement (Fig. 16). Cette photo montre une représentation délibérément subjective de la scène : un disciple hypnotisé par la lumière de la partition blanche tenue par Cage, les yeux dans le vide, une main visible. Au dos du CD, une autre photo (Fig. 17), moins posée, elle fixe l’interrogation de l’élève et l’attention du maître. Une troisième photo (Fig. 18), montre l’interprète seul devant l’écoute de Cage au milieu d’une salle vide. Est-il nécessaire d’insister plus sur l’image que ces photos tentent de construire ?
Lors de l’enregistrement, la présence de Cage s’est avérée indispensable pour l’interprète qui désirait suivre au plus près les indications des partitions. Une note sur le disque insiste sur ce fait : “Enregistrement dirigé par le compositeur”. Voilà, je crois, une des clefs pour comprendre le message que le directeur artistique13 voulait faire passer : la valeur de cet enregistrement vient de la présence de Cage. La lumière de sa partition à illuminé l’interprète (Fig. 16), qui était dirigé par le maître (Fig. 17). La troisième photo, va plus loin encore, elle fixe par l’image l’écoute de Cage et prétend, peut-être ainsi, charger l’enregistrement du silence du maître (Fig. 18).
La manière dont Frances-Marie Uitti décrit son travail sur les Études Boréales, est assez éloignée de l’image de Cage diffusée par le disque précédent. Elle raconte la première interprétation de l’œuvre en présence de Cage : “Après plusieurs heures de conversation, je trouvais enfin le moment opportun d’aller chercher mon violoncelle et je sentais alors que la tension que j’avais accumulée en moi était à son comble. Qu’est-ce qu’il allait dire à propos des contrastes de dynamique ? Est-ce que l’articulation entre le legato et le staccato était assez claire ? Est-ce que les durées choisies étaient celles qu’il avait imaginées ? Mais à ma grande surprise, alors que j’accordais mon
instrument, il me dit de cette voix douce qui nous était familière : “Et maintenant, joue-nous ce qu’il te plaira.”14. Une photo (Fig. 20) illustre ce propos et exploite une tout autre image de Cage, celle de l’humour, de la liberté laissée à l’interprète.
Faut-il faire un choix entre ces deux images, ces deux interprétations ? L’attitude de Cage face à l’influence qu’il refuse, tend à privilégier l’image que véhicule le disque de Frances-Marie Uitti, plutôt que celle de l’enregistrement d’I. Arditti. L’interprétation de ce dernier montre Cage comme un maître, détenteur d’une vérité, qu’il est seul à pouvoir communiquer. Cet enregistrement présente une interprétation de travail de Cage qui ne convient pas avec certaines de ces idées. Le travail de l’historien d’art consiste-t-il à faire un choix entre plusieurs interprétations ? Doit-il pour cela toutes les présenter ? Que convient-il d’enseigner du discours de Cage ?
La forme que prend l’enregistrement conditionne la façon d’appréhender la musique de Cage. Les disques de part l’information qu’ils véhiculent, influencent notre perception et contribuent à modeler une image. Qu’en est-il de cette influence de la forme sur le contenu ? Lorsque Cage est la base de cette forme, comment oriente-t-il son influence ?

1 Cité par Jonathan Scott Lee dans Revue d’esthétique, 1987-88, p. 307. L’auteur précise dans une note “cette définition fondamentale du projet cagien se trouve aussi dans John Cage, X : Writings 1979-1982 [...] Pour un relevé exact de son évolution vers la composition de texte, cf. Pour les Oiseaux, p. 108-109. ”
2 Richard Kostelanetz, Conversing with Cage, New York, 1988, p. 239-255.
3 Entretien avec J.-Y. Bosseur, Le sonore et le visuel, 1992, p. 110-111.
4 Pour une description de toute ces séries et des processus de création, se reporter à “Cage et le visuel”, Bosseur, 1993, p. 79-92.
5 Bosseur, 1993, p. 86
6 Mot inventé par Norman O. Brown.
7 Le texte est illustré de quinze photographies et de deux casettes audios : “1- John Cage questions and answers, 2- John Cage reading mesostic IV”. Il n’a pas été possible, pour l’instant, de consulter ces documents. Ils ne sont pas distribués avec l’exemplaire conservé à la Bibliothèque Nationale.
8 Sur les relations entre le Zen et son travail, Cage renvoit à son texte From Wher’m’Now, cité dans “An Autobiographical Statement”, Rolywholyover a Circus.
9 Le Haîku est un poéme classique japonais de trois vers dont le premier et le troisième sont pentasyllabique, le deuxième heptasyllabique.
10 Il serait très intéressant de pouvoir dialoguer avec les interprètes ayant exécuté ces œuvres. Ils ont eu un contact direct avec le professeur Cage. Frances-Marie Uitti, pour les Études Boréales ; Irvine Arditti, pour les Études Freeman ; Grete Sultan, pour les Études Australes.
11 Selon Baudrillard “Enseigner c’est toujours imposer quelque chose à l’autre”. Propos recueilli lors d’une conférence de présentation de son dernier ouvrage Le Crime Parfait, le 13 Avril 1995.
12 James Pritchett est l’auteur de The Music of John Cage, Cambridge University Press, 1993. On lui doit aussi une thèse de musicologie sur les partitions aléatoires de Cage.
13 Nous devons les photos de cet évènement et sa conception artistique à Brian Brandt..
14 John Cage, Works for cello, interprété par Frances-Marie Uitti, Etcetera records, Frankfurt, 1991.