Samuel Szoniecky 8 juin 1995

I l’Influence

Etymologiquement, l’influence est “un fluide subtil, et même spirituel, analogue au magnétisme, qui agit sur le destin des hommes et le mouvement des choses” (Paicheler 1985, p. 8). Cette définition n’aide pas beaucoup à la compréhension du phénomène. Avant d’aller plus loin, il devient important de définir ce qu’est une influence. L’influence dont parle les commentateurs de Cage correspond-elle à ce fluide ? Cage en est-il la source ou le vecteur ? Comment a-t-il abordé cette question ? Comment exerça-t-il un tel pouvoir1 sur ces contemporains ?

1- Etude sur la notion d’influence

Il est très difficile de traiter le problème de l’influence artistique. Comment traiter une problématique quand les deux termes principaux de la question ne possèdent pas de définition stable, précise et limité : influence / art ? N’est-ce pas le cas de tout problème étudiant les rapports entre deux notions ? Laissons-là ces questions sans réponse et
portons plutôt notre intérêt sur la littérature en rapport avec l’influence.
Elle est très nombreuse. Il suffit de consulter n’importe qu’elle fichier informatisé d’une grande bibliothèque pour se rendre compte du nombre faramineux de textes en rapport avec la notion d’influence. Promenons-nous pour commencer du coté de la Bibliothèque Nationale rue Vivienne à Paris. Interrogeons la banque de donnée sur les ouvrages ayant pour sujet l’influence. La réponse renvoie à une série de thème allant de “l’influence artistique” à celle de l’environnement en passant par “l’influence extraterrestre sur la civilisation ancienne”. Pour chaque thème le nombre de notices est indiqué. A titre d’exemple le thème renvoyant au plus grand nombre de notice (571) est celui de l’influence astrale2.
On le voit la littérature en rapport avec l’influence est considérable d’autant plus que la liste peut s’allonger lorsqu’on cherche les livres ayant un rapport annexe avec les problèmes de l’influence. De toute cette masse d’information, il est possible d’extraire plusieurs types de livres : ceux qui étudient l’influence entre deux termes, ce sont les plus nombreux ; ceux qui analysent le fonctionnement de l’influence ; ceux qui expliquent comment se servir de l’influence ; ceux qui sont influent, ceux qui ne le sont pas... Dans le fatras composé par la littérature de l’influence voici quelques livres qui ont orienté mes recherches.

2- Ouvrages à caractères scientifiques troubles

De nombreux ouvrages traitent de l’influence qu’il est possible d’exercer sur autrui. La liste en est longue on peut citer par exemple Influence à distance, cours pratique de télépsychie, de transmission de pensée et de suggestion mentale de Paul-Clément Jagot. L’auteur “est mort comme il a vécu, tout simplement, sans faire de bruit” (Jagot, 1962, p. 2), tout comme Cage l’inventeur de la musique silencieuse. La théorie de Jagot s’appuie sur quelques principes : “La pensée se communique parfois spontanément, d’une personne à une autre, à travers la distance” (p. 11), “toute pensée s’extériorise et tend à affecter, conformément à ce qu’elle exprime, l’individu à qui l’on pense” (p. 12). J’entend venir la question, mais que vient faire un tel
ouvrage dans un mémoire d’histoire de l’art ? Il permet à mon avis de rééquilibrer mon propos dans ce qu’est le savoir humain en ne cantonnant pas mes recherches au monde de l’histoire de l’art. La diversité est selon moi un gage de vérité. De plus au détour de ces lectures, on tombe parfois sur des expressions très à-propos pour un travail d’histoire de l’art : “Quoi qu’on puisse dire des théories — nécessairement appelées à disparaître pour faire place à d’autres au fur et à mesure que l’expérience vient les modifier - c’est dans un cadre théorique que les faits s’ordonnent le mieux” (p. 106). L’éclectisme est une vertu, la banalité est son travers.

Un ouvrage dans le même style : Influence et Manipulation de Robert Cialdini avec comme sous-titre, “soyez celui qui persuade. Ne soyez pas celui qu’on manipule”. Il est vraisemblable que les auteurs de ce genre de livre possèdent une bonne dose de charlatanisme et tente d’exploiter la crédulité humaine. Toutefois l’analyse que donne les auteurs éclaire parfois certaines problématiques sous un nouvel angle. Cialdini expose, par exemple, les six catégories pour faire dire oui d’après des principes fondamentaux de psychologie : cohérence, réciprocité, preuve sociale, autorité, sympathie, rareté. Le propos de l’auteur consiste à révéler au public les dangers qu’il court dans une société où “notre capacité naturelle à traiter l’information ne suffira plus par rapport aux changement, aux problèmes, aux défis du monde moderne” (Cialdini, 1987, p. 259). Des professionnels de la vente, par exemple, utilisent pour nous faire acquiescer les principes fondamentaux de psychologie que nous avons cités plus haut. Ils nous pousse “à ne regarder qu’une partie de l’information disponible” (p. 257). C’est de ce danger que l’auteur veut nous prévenir : “je considère que je suis, en un sens, en guerre avec les exploiteurs ; nous le sommes tous” (p. 261) et de conclure, “les enjeux sont désormais trop élevés pour que nous nous rendions sans combattre” (p. 262).

La psychiatrie s’est très tôt intéressée aux problèmes de l’influence. Dans L’influence Invisible paru en 1935, le Docteur Alexander Cannon, psychiatre de la société royale de Médecine de Londres, directeur d’un “vaste asile d’aliénés”, nous raconte son voyage initiatique jusqu’au Grand Couvent secret de Lhassa où il
rencontre le Yogi Kushy du Tibet Septentrional et cinquième Maître de la Grande Loge Blanche de l’Himalaya.
Dans la préface du livre, l’auteur nous prévient : “Connaître c’est pouvoir. Aussi quiconque désire la sagesse doit se placer dans la condition de celui qui ne sait rien et étudier l’influence invisible (le maître de la destiné)”. Détailler cet ouvrage mènerait trop loin, on remarque juste le titre de quelques chapitres : L’esprit au-dessus de la matière, La maîtrise de l’esprit sur le temps et l’espace, L’écriture automatique... Ce livre fait partie du fond Brancusi conservé à Beaubourg. Le sculpteur a-t-il lu cet ouvrage ? Si est-il intéressé ? A-t-il eu une quelconque influence ? Il est impossible de répondre à ces questions. De part son aura ce livre a évidemment influencé Brancusi mais on ne peut savoir dans quelle proportion. En revanche il est plus facile de déterminer en quelle mesure cet ouvrage a conditionné mon approche de l’œuvre du sculpteur. Ce livre est le seul que j’ai étudié en rapport avec cet artiste. Il est donc d’une importance extrême, il conditionne énormément ma vision de Brancusi. Un spécialiste de ce sculpteur aura une vision toute différente de la mienne, il pourra remettre cet ouvrage à sa place dans l’économie d’une problématique. Il n’en reste pas moins que ce livre a peut-être été fondamental pour Brancusi, même s’il n’en a jamais parlé, même si son œuvre ne revèle pas de trace de cette Influence Invisible.

3- Sur le terrain de la Psychologie

Dans l’article de l’Encyclopédia Universalis consacré à l’influence l’auteur insiste sur la dualité de signification de ce mot : à la fois “notion”, de part son sens générique très large, et “concept” dans son sens strictement scientifique. Il en résulte que l’influence est “une notion extrêmement générale et imprécise, dont il devient difficile de savoir dans quel sens exact elle est employée”3. L’influence étudiée dans le contexte de la communication renvoie aux interrogations sur les moyens de la persuasion et notamment dans un contexte politique de propagande. Dans le cadre de l’influence interpersonnelle les recherches ont montré l’existence de “guide de l’opinion” dont le message est favorablement accueilli parce qu’ils “sont censés connaître
la vérité” et “supposés dire la vérité”. Peut-on considérer que les artistes influent correspondent à cette définition du guide de l’opinion ?

Toujours dans le contexte de la psychologie, Geneviève Paicheler tente d’exposer les modes de fonctionnement de l’influence au sein de la société : “Poser le problème de l’influence, c’est s’interroger sur la façon dont les actions et les mentalités des individus et des groupes sont déterminés par leur environnement social.” (Paicheler, 1985, p. 13) L’auteur se trouve confronté au “piège du mot « influence » qui désigne à la fois l’intention de l’influence, la réaction à l’influence et cet espace fluide se situant entre les deux et englobant le déroulement complexe de l’influence”(p. 27). Une autre difficulté qui rend les phénomènes d’influences si difficiles à comprendre “n’est pas leur étrangeté mais leur banalité même. Ils nous aveuglent par leur familiarité, comme tout ce qui est proche” (p. 9). Son travail s’oriente sur quatre axes d’analyses : le processus, le déroulement, les effets de l’influence et les liens qui unissent l’influence au sens. Elle propose “une approche globale de l’influence sociale, intégrant les développements les plus récents de ce domaine d’étude et de ce vaste et omniprésent champ d’action” (Paicheler, 1985, p. 32).

Dans les années soixante, une équipe de chercheurs américains a tenté de prouver expérimentalement l’idée empirique que la culture influence la perception visuelle. Je passe sur les difficultés de mise en place d’une telle expérimentation. Leur enquête a montré en conclusion que : “Pour tout esprit, le processus basique de perception est le même ; il n’y a juste que le contenu qui diffère et cela diffère juste parce qu’ils renvoient à des tournures perceptives différentes”. Il est donc clair, si on étend le résultat de cette expérimentation, que l’expérience individuelle de chacun influence sa perception.

Un des numéros de la Nouvelle revue d’ethnopsychiatrie se propose d’étudier “les mécanismes de l’influence”. Tobie Nathan dans l’article de présentation de la revue, pose le problème du thérapeute et de l’influence qu’il fait subir à son patient et comment cette influence s’avère être le reflet d’une théorie. Les questions de l’auteur transposées dans le contexte de l’histoire de l’art éclairent sous
un angle différent les difficultés de l’historien face à la recherche de l’objectivité. Elles nous permettent de poser le problème de l’influence comme l’action d’une théorie sur un discours.
Les chemins que suit Nathan pour résoudre le paradoxe inhérent à un discours qui se veut scientifique peuvent-ils être empruntés par l’historien d’art ? Je cite : “la psychologie, serait une pure fiction. Dans notre domaine, la seule discipline scientifique défendable serait alors, si l’on me pardonne ce barbarisme, une influençologie, qui aurait pour objet d’analyser les différentes procédures de modification de l’autre”. Peut-on remplacer dans cette phrase “psychologie” par “histoire de l’art”, et dans ce cas la phrase possède-telle un sens fort ?
Nathan fait une description de sa discipline et du dilemme paradoxal qu’elle entraîne. Il est remarquable de voir qu’elle peut être étendue à l’histoire de l’art et aux sciences humaines en générale. “Une discipline où :
1°) le fait est constitué de l’action de l’observateur sur le fait.
2°) le fait est produit à l’insu de l’observateur.
3°) la théorie rendant compte du fait participe à la fabrication du fait.
4°) la langue utilisée dans la description théorique du fait participe à la fabrication du fait.”
Doit-on le suivre lorsqu’il propose “le moyen théorique de résoudre les problèmes techniques de l’influence, autrement insurmontables.” ? Doit-on l’écouter lorsqu’il remarque : “les guérisseurs des sociétés traditionnelles sont plus proches d’une pensée scientifique que les psychopatologistes occidentaux.” ? L’histoire de l’art doit-elle s’inspirer de ce qu’est l’histoire dans les sociétés traditionnelles, se rapprocher de ce que Lyotard décrit comme étant “la pragmatique du savoir narratif”4 ?

4- L’ouvrage de base

Tous ces ouvrages traitent de l’influence et nous pouvons les utiliser par transposition dans notre domaine. Toutefois les problèmes d’influences artistiques possèdent certaines spécificités qu’il convient d’analyser séparément. L’ouvrage de Göran Hermerén, Influence in Art and Literature, nous est pour cela très utile. Son objectif est de définir une série de concept et de terme pouvant remplacer l’approche empirique du phénomène. Son livre se divise en quatre parties. Dans la première il essaye de clarifier la notion d’influence artistique et littéraire en introduisant des distinctions entre les différents types d’influences. Dans la seconde il introduit et critique les conditions nécessaires pour l’influence. Sa troisième partie consiste en l’analyse des méthodes utilisées par les historiens d’art pour hiérarchiser l’influence d’un artiste. Enfin il consacre la dernière temps de son livre aux conséquences de son étude en les mettant en parallèle avec les suggestions d’autres intellectuels ayant travaillé sur ce sujet. On remarque parmi les références qu’il cite l’article d’Ihab H. Hassan, “The problem of influence in literary history : Notes toward a definition”. Cet auteur fait partie du cercle intellectuel de Cage5.
En conclusion, Hermerén s’interroge sur la futilité d’études consacrées à l’influence et sur l’éventuel abandon de ce type de recherches. Il justifie la pertinence de ces études par ces quelques raisons : “Si ces études ne sont pas confinées dans la chasse aux sources superficielles mais sont combinées avec l’analyse de la genèse du travail artistique, elles peuvent donner un aperçu du processus de création et montrer comment l’imagination artistique travaille.
Si elles sont combinées avec des investigations psychologiques et sociologiques, des études de ce type peuvent aussi énormément nous enseigner sur la façon dont les contacts culturels fonctionnent et comment les nouvelles idées sont diffusées de personne à personne ou de tradition à tradition :
Elles peuvent montrer dans quelle mesure un artiste est original, si l’attention n’est pas focalisée uniquement sur la façon dont il a été influencé par un autre mais aussi sur la manière dont il utilise ces
influences et dans quelle mesure il n’était pas influencé par les œuvres d’art connues comme lui étant familiaires ;
si l’histoire de l’influence d’une œuvre d’art peut être désignée comme étant l’histoire d’un commentaire créatif sur cette œuvre, alors les histoires de l’influence des chefs-d’œuvres au fur et à mesure des siècles déposerons d’intéressantes lumières à la fois sur les artisties concernés et sur le goût de leur époque” (Hermerèn, 1974, p. 321).
Je n’ai exposé ici qu’un rapide plan de l’ouvrage et quelques unes des conclusions auxquelles est parvenu l’auteur. La critique de ce livre reste à faire.

5- Les 50 hommes les plus influents de la planète

Pour finir, on examinera le Nouvel Observateur de janvier 1995 qui consacre un dossier spécial aux cinquante hommes les plus influents de la planète6. L’article d’introduction de Laurent Joffrin brosse le portrait de ces “sorciers”, “maîtres de l’influence”. Le paysage qu’il décrit est un “monde de réseaux, de vitesse et d’interdépendance”, où les relations n’étant plus seulement économiques mais de plus en plus culturelles et politiques “en raison de la montée en puissance des réseaux médiatiques mondiaux, de la circulation des idées”. Le choix de ces cinquante personnalités est “destiné à faire comprendre, à dévoiler plus qu’à recenser systématiquement”. Ce qu’on veut nous faire comprendre c’est que ces « nouveaux puissants » ont une idée commune qui les réunit : “Le monde ira bien mieux si les États les laissent libres d’agir”. Le danger pour l’auteur vient du fait que cette demande de “Liberté pour l’argent et les images” s’accompagne d’un “refus d’inventer une nouvelle éthique démocratique pour le prochain siècle” qui selon lui “augure du pire”.
Nous voilà prévenus du parti pris que ce discours tente d’illustrer par le choix des personnalités et du commentaire de leur vie. Je ne discuterai pas l’orientation idéologique que véhicule cet article. La présentation de ce dossier me semble un peu caricatural et alarmiste ; juste ce qu’il faut pour susciter l’intérêt du lecteur pour le sensationnel, sans négliger son information. Au-delà de l’aspect idéologique, cet
article offre un précieux témoignage de ce qu’est aujourd’hui l’image de l’influence.
Les personnalités présentées sont regroupées en six catégories : les princes de la finance ; les grands manitous de la science ; gourous, penseurs et leaders d’opinion ; les géants de la communication ; parrains, narcos et flics ; les créateurs et les faiseurs de modes.
Les scientifiques sélectionnés sont généticiens, mathématiciens, physiciens, théoriciens, tous occidentaux. Le seul représentant des sciences humaines est Luigi Cavalli-Sforza, un italien né en 1922, qui depuis quarante ans cherche à établir l’arbre généalogique de l’humanité. Il a récolté des données biologiques aux quatre coins du globe et les a confrontées aux informations historiques, archéologiques et linguistiques. On peut remarquer que dans ce panorama il n’y a aucun dirigeant d’université, ni de philosophe, et encore moins d’historien.
Ce dossier donne une place importante aux “Géants de la communication”. La diffusion de l’information est le centre d’une bataille que se livrent les pays industriels. Bill Gates, le président de Microsoft est présenté comme “le mieux placé pour tirer profit des autoroutes électroniques”. Les réseaux informatiques que mettent en place les pays occidentaux vont bientôt révolutionner notre façon de se procurer l’information. Les créateurs de logiciels inventent les outils qui permettront de gérer l’information. “Le tout-puissant”, Robert Allen, président d’AT & T, fait partie des hommes les plus influents de la planète. Son entreprise qui sera sans doute la première à ouvrir des autoroutes de l’information, est le plus puissant et le plus complet des opérateurs.
Nous pouvons avoir une idée des types d’information qui seront disponibles sur ces réseaux. L’inventeur du système Windows, Bill Gates est devenu propriétaire des écrits originaux de Léonard de Vinci. Ce livre prestigieux constitue le premier rayonnage d’une bibliothèque électronique consultable à distance. Devenu un des hommes les plus riches des USA, Bill Gates ne commence-t-il pas avec ce livre une thésaurisation sur la mémoire du XXIe siècle ?
L’exposition Rolywholyover a Circus a été en grande partie financer par AT & T (Cf. la liste des remerciements qui lui sont adressés dans Cage, 1993). Le choix de subventionner une
exposition de Cage n’est pas innocent. Ce dernier s’est à maintes reprises prononcé pour un développement de l’outil informatique, sa pratique même dépend énormément de l’informatique. Dans la publication qui accompagne cette exposition (cf. p. 34-38), un article de Marshall McLuhan expose les bienfaits de l’informatisation et de la libre circulation des données. Il donne un rôle fondamental à AT & T : “L’entreprise la plus riche du monde, American Telephone & Telegraph n’a qu’une seule fonction : déplacer de l’information de tous cotés. Simplement en parlant à quelqu’un, vous créez de la richesse”. La conclusion de McLuhan est très signifiante “Les nouveaux média ne sont pas des jouets ; ils ne doivent pas être dans les mains administrateur à la Mother Goog et Peter Pan. Ils devraient être confiés uniquement à de nouveaux artistes”. Qui sont ces nouveaux artistes ? John Cage ? Si tel est le cas, si l’œuvre de Cage sert de modèle pour les dirigeants d’AT & T, l’étude de cet artiste et de ces méthodes de création devient primordiale pour ceux qui s’intéresse aux images, à leurs diffusions, au discours qu’elles contiennent.
Bientôt la mise en place des autoroutes de l’information intensifiera le maillage informationnel. Une fois réalisé, n’importe quel point de la planète pourra être en contact avec n’importe quel autre. Le message pourra prendre de multiples formes : écrit, film, photo, musique...7 Qui détiendra la mémoire du XXIe siècle ?8 A qui sera-t-elle accéssible ? La mémoire sera accessible à tous. Le problème étant de savoir si les consommateurs seront capables de gérer cette information, de la décrypter, et plus grave de la critiquer ?

6- L’influence pour Cage

Le discours de Cage sur l’influence semble parfois paradoxal voire contradictoire. En m’appuyant sur des citations j’essaierai de cerner ce qu’est l’idée d’influence pour Cage.
“Quand je souhaite comme maintenant parler des épisodes cruciaux, personnes, évènement qui ont influencé ma vie et mon travail, la véritable réponse est tous les épisodes étaient cruciaux, toutes les personnes mon influencées, chaque chose qui est arrivée et qui est encore en train d’arriver m’influence”(“An autobiographical Statement”, John Cage, Rolywholyover a Circus).
John Cage : “Nous appelons ça l’effet du papillon ou écologie. Rien n’échappe au réseau des causes et des effets. Tout produit tout le reste. Tout est la conséquence de tout le reste” (La revanche des indiens morts, 1994). Dans ce film, le météorologiste Edouard Lorenz décrit le processus de l’effet Papillon : “Deux états légèrement différents à un moment donné, évolueront le moment venu vers deux états complètement différents”. Un article publié par ce scientifique est à l’origine de cette théorie : “Le battement des ailes d’un papillon au Brésil peut-il déclencher une tornade au Japon ?”
Feuilletons le livre de J-Y Bosseur à la recherche de l’influence. “Cage estimera toute sa vie que les influences provenant d’autres disciplines sont plus vivantes que celles que l’on reçoit dans son propre domaine” (p. 18)9.
4’33’’ : “Un tel processus suppose une totale ouverture à l’influence du monde et n’est même, au fond, que cette ouverture” (p. 35).
Pour Cage, “l’œuvre ne saurait se confondre avec son créateur et doit suivre son propre cours, indépendamment des volontés éventuelles de celui-ci ; « plus l’auteur quitte son œuvre, plus celle-ci devient utilisable en faisant place aux autres »”(p. 104). Plus une œuvre est utilisable, plus elle sera influente.
“Tout se passe comme si Cage laissait résonner dans son œuvre l’influence d’artistes qui lui sont proches ; mais son intervention n’est nullement volontariste” (p. 109). Cage “ne procède pas à une quelconque stylisation à partir d’éléments cités ou empruntés. Il les rend présents à travers une distance en grande partie engendrée par leurs nouvelles conditions de manifestation” (p. 113).
Cage : “Tout ce que nous faisons se fait sur invitation. Cette invitation émane soit de soi-même, soit de quelqu’un d’autre” (cité p. 123).
Examinons plus sérieusement les réactions de Cage face à l’influence dans les entretiens publiés par Bosseur. La discussion du 2 juillet 1970 entre Cage, Jacqueline et Daniel Caux tourne autour de La Monte Young. Cage parle du travail de ce compositeur américain attentif comme lui à la philosophie Zen. A la question de savoir si Cage était conscient d’avoir exercé une énorme influence sur les compositeurs américains de la génération de La Monte Young, il répond “Je n’aime pas l’idée de l’influence ; je crois, par exemple, que l’on a pu inventer l’électricité seulement au moment propice, mais pas en fonction de l’influence de quelqu’un en particulier ; c’était plutôt l’influence de toute la société, compte tenu des possibilité techniques. Je voudrais laisser les gens libres, qu’ils ne soient pas des disciples, influencés par moi. La seule influence que j’accepterais d’avoir, c’est d’amener à penser que l’on ne doit pas chercher à s’influencer mutuellement”(p.151).
Dans l’entretien de janvier 1973, J-Y Bosseur demande à Cage comment il accepte l’idée que beaucoup d’adeptes de l’avant-garde l’honorent comme un prophète : “Beaucoup de gens parlent de mon influence, il serait plus vrai de dire que chacun s’influence lui-même, même s’il emprunte tout à fait inconsciemment l’idée à autrui ; en le faisant, de par la différence extrême que manifeste sa propre manière de travailler, il met quelque chose en action. Je ne suis pas réellement intéressé par la notion d’influence, pas plus que par celle de chef de file, conscience d’une époque... mais seulement reconnaissant lorsque quelqu’un a une idée nouvelle. C’est pourquoi je le suis à jamais vis-à-vis d’artistes comme Duchamp, Satie, Mallarmé... ”(p. 158).
On peut dégager de ces propos quelques idées directrices quant à la façon dont Cage perçoit l’influence. Il semble que pour lui
l’influence est partout, il considère avoir été influencé par tout ce qu’il a vécu dans sa vie. Il a essayé de se laisser pénétrer par tout ce qui pouvait l’influencer sans jamais tenter de diriger cette influence. Le travail de John Cage a consisté à se sensibiliser à l’influence, de la maîtriser mais de ne jamais l’exercer. Il n’a pas voulu être influent, il l’a pourtant énormément été.

1 Le travail sur l’influence de deux psychologues américains, James G. March et Herbert Simon, les ont amenés à conclure que “les deux termes d’influence et de pouvoir semblent strictement équivalent et de ce fait interchangeable”. Cf. encyclopedia Universalis, “Influence”.
2 Pour une nterrogation par titre l’ordinateur répond : “au moins 25 titres”. La B-N semble ne comptabiliser que les 25 premières notices. Pour donner un ordre d’idée, la base de donnée de la bibliothèque de l’Université Laval à Québec dénombre quelques 2118 notices comportant le mot influence dans leur titre.
3 Robert K Merton dans L’Encyclopédia Universalis, p.299-301.
4 J-F Lyotard dans La condition postmoderne (Lyotard, 1979), oppose une “pragmatique du savoir narratif” liée aux sociétés traditionnelles populaires et une “pragmatique du savoir scientifique” base de la société occidentale moderne. Ces deux pragmatiques diverge sur une conception différente de l’histoire. La société traditionnelle privilégie le récit, le conte afin de transmettre, “le groupe de règles pragmatiques qui constitue le lien social”(p. 40). La société scientifique produit, quant à elle, une histoire régie par une double règle : la justification, “tant que je peux prouver, il est permis de penser que la réalité est comme je la dis” et “le même référent ne peut pas fournir une pluralité de preuves contradictoires ou inconsistantes”, ce que Descartes a résumé par ” « Dieu » n’est pas trompeur”(p. 44).
5 Cf : Ibab, Hassan, Libérarations, New essays on the humanities in revolution, Wesleyan University Press, 1972. Cage et Buckminster Fuller ont participé à cet ouvrage à l’initiative d’un des premiers théoriciens de la postmodernité.
6 Nouvel Observateur, n° 1574, janvier 1995, Dossier dirigé par Vincent Jeuvet et réalisé par une vingtaine de personnes, la liste est à la page 7 de l’hebdomadaire.
7 Les deux seuls sens qui ne sont pas transmissibles par ces réseaux sont le touché et le goût. Des expérience sont en cours pour y parvenir. On y arrivera peut-être dans quelques années.
8 Aujourd’hui les seuls fabriquants de mémoire informatique sont japonais. Que dire du quasi monopole d’IBM et d’Apple, sans parler de Microsoft et d’AT & T.
9 Boulez exprime la même idée dans Le Pays Fertile, Paul Klee : “Cela touche au problème même du langage. Quand on est soi-même impliqué dans une technique et dans son langage, on se comporte en spécialiste, on peut en devenir incapable de dégager des schémas plus généraux” p. 10.