Samuel Szoniecky 8 juin 1995

II- Cage et l’enseignement

1- Cage et l’université

John Cage n’était pas seulement un musicien, un graveur ou un poète, il a enseigné, il était professeur1. Sa carrière universitaire est pleine de rebondissements. En 1941, sur l’invitation de Làzlo Moholy-Nagy, il donne un cours sur la musique expérimentale au Chicago Institute of Design. Puis en 1948, il enseigne durant l’été au Black Mountain College (BMC) dirigé par un des rescapés du Bauhaus de Weimar, Joseph Albers2. Cage était très intéressé par le travail qui s’effectuait au BMC. Dès 1942, il écrivait à Albers pour lui proposer la création d’un centre pour la musique expérimentale. Les problèmes financiers du BMC ne permirent pas la réalisation de ce projet. Ceci n’empêcha pas la venue de Cage et Cunningham pendant leur tournée de 1943 ni de revenir durant l’été 1948 pour l’organisation d’un festival Satie. Au cours de cet été, Cage consacre ses cours à la structure de la musique et de la chorégraphie3.
En 1952, il est, de nouveau, invité pour l’été au BMC pour enseigner la composition. L’intitulé du cours était suivi d’un avertissement sur la façon dont Cage comptait mener son cours : “Je n’enseignerais pas aux gens leur travail mais plutôt mon travail, et de plus, ils agiraient comme des apprentis pour moi et feraient mon travail pour moi” (Duberman, 1972, p. 349). Cela eu pour résultat qu’aucun étudiant ne s’inscrivit avec lui. Pour Cage la situation était simple : “Ils ne voulaient pas faire mon travail pour moi, donc je ne voulais pas leur enseigner”. Sa relation avec les étudiants devint amicale et les cours se transformèrent en longues discussions ou en partie de “strip poker”4. Le seul véritable cours que fit Cage durant cet été consista en une lecture de La Doctrine de l’Esprit Universel de Huang Po. Cage associe Huang Po et Antonin Artaud5. Pour lui ils expriment la même idée que “tout fusionne ensemble dans la possibilité de faire un événement théâtral dans lequel les choses qui y prennent place n’ont pas de relations causales entre elles mais dans lequel il y a une pénétration. Tout ce qui se passait, se passait à l’intérieur de l’observateur.” (Duberman, 1972, p. 350). Cette lecture d’Artaud entraîne Cage à concevoir l’événement le plus important de 1952 au BMC : la conception du premier happening en collaboration avec Merce Cunningham, Charles Olson, Robert Rauschenberg, M. C. Richards, David Tudor. La règle fixée était assez simple : chaque personne était laissée libre, à l’intérieur de son espace temporel précisément défini, de faire tout ce qu’elle décidait de faire. Cage lisait de la poésie, Cunningham dansait, David Tudor jouait du piano... Dans son livre, Duberman a eu de grosses difficultés à retracer de façon précise la chronologie de la totalité des événements. L’enquête qu’il a mené auprès des différents témoins de la soirée, révèle que chaque personne a vu des choses différentes et parfois même contradictoire. Il n’en reste pas moins que cette soirée est l’inauguration de tout un pan de la création artistique contemporaine qui exploitera l’idée de l’« event », du « happening », de la « performance »...
Entre 1956 et 1960, Cage donne occasionnellement des cours à la New School for Social Research de New York où il a entre autres comme étudiant : Georges Brecht, Dick Higgins, Toshi Ichiyanagi, Allan Kaprow, Jackson Mac Low, Al Hansen6. Les trois cours qu’il donne en 1959 ont pour sujet : l’identification des champignons, la musique de Virgil Thomson, la composition expérimentale. En 1958, Cage passe l’été en Europe, il donne des cours de musique expérimentale à Darmstadt. De 1960 à 1961, il est
professeur au Center for Advanced Studies à l’université Wesleyan dans le Connecticut. Au cours de cette période il complète et achève Silence (Cage, 1961). Les relations que Cage a entretenues avec les universités sont aussi d’ordre artistique. Il était artiste en résidence de l’Université de Californie (1969), de même à l’Université de Cincinnati où, à partir de 1967, il est compositeur en résidence, il s’associe au Center for Advanced Study, de l’Université de l’Illinois.
Voici un bref aperçu de l’itinéraire universitaire de John Cage. Il ne prend en compte que les postes d’enseignant que l’artiste a tenu. Il faudrait compléter cette liste par toutes les conférences, concerts, lectures qu’il a donnés tout au long de sa vie. Un travail de recherche sur les cours de Cage, non encore publié, est à prévoir aux Archives John Cage conservées à la Northwestern University à Evanston (Illinois).

2- Le parcours scolaire de Cage

John Cage a passé beaucoup de temps dans les Universités en tant que conférencier, professeur, mais aussi comme étudiant. Bon élève, il représente, en 1927, son collège au concours régional d’orateur avec un texte sur la conscience panaméricaine Other People Think. Une fois son diplôme de fin d’étude obtenu (1927, fig. 2), il rentre au Pomona Collège7, où il reste deux ans. Cage raconte comment il était choqué par le fait que plus d’une centaine de ses camarades de classe allaient à la bibliothèque pour tous lire des copies du même ouvrage. Au lieu de faire la même chose que les autres, il prit dans les rayonnages le premier livre écrit par un auteur dont le nom commençait par Z, “J’ai reçu la meilleure note de la classe, ce qui m’a convaincu que l’institution ne fonctionnait pas correctement, je suis parti”8.
Il séjourne pendant six mois en France où il étudie le piano avec Lazare Levy et l’architecture avec L’Ernö Goldfinger. Ayant entendu Goldfinger dire à une de ces amies que pour devenir architecte il fallait consacrer sa vie à l’architecture, Cage part en donnant pour raison qu’il était intéressé par d’autre chose que l’architecture. Après avoir voyagé plus d’un an en Europe, il rentre en Californie en 1931. Là, il suit les cours de composition de Richard Buhlig, le premier pianiste à avoir joué les pièces Opus 11 de Schoenberg. Buhlig recommande Cage auprès d’Henry Cowell. Ce dernier, professeur à la New School for social Research de New York, l’accueille et lui conseille d’étudier l’harmonie avec Adolph Weiss en préparation de l’étude avec Schoenberg. Cage poursuit ces études à New York avant de retourner en Californie, où il rencontre Arnold Schoenberg . Cage lui demande de lui enseigner la musique en précisant qu’il n’a pas d’argent pour le payer. Schoenberg lui demande “Voulez-vous consacrer votre vie à la musique ?”. Cette fois Cage répond “Bien sur”9. Schoenberg lui enseigne gratuitement le contrepoint en cours particulier et l’analyse dans sa classe de l’University of Southern California. Cage suit parallèlement des cours d’analyse et de contrepoint à UCLA. Après deux ans d’études (1934-36), Schoenberg arrive à la conclusion que Cage n’est pas capable d’écrire de la musique parce qu’il n’a aucune sensibilité harmonique, il croit que cela mènera Cage à toujours rencontrer un obstacle comme s’il était devant un mur au travers duquel il ne pourrait jamais passer. Cage lui répond “Donc je passerai ma vie à me cogner la tête contre ce mur”10. Après cette séparation, Cage tentera de renouer des relations avec Schoenberg notamment en l’invitant aux concerts de percussions qu’il donnait chez lui. La réponse de l’inventeur du dodécaphonisme fut sans appel “Non, je ne suis pas pas libre à aucun moment”.
En 1937, Cage étudie la reliure avec Hazel Dreis. Il rencontre dans ce cours Xenia Andreyevna Kashevaroff, il l’épouse. En 1945, il divorce et commence son étude de la philosophie orientale avec Gira Sarabhai, un chanteur indien, joueur de tabla, et celle du Zen avec
Dr. Daisetz T. Suzuki qu’il visitera deux fois chez lui au Japon dont une fois en compagnie de Jasper Johns.
Ceci est un rapide panorama des études que Cage a suivi auprès des professeurs liés à un établissement spécialisé dans l’enseignement (Université, collège...). Cela correspond à une partie de ce que Cage à étudié. Dans la mesure où l’on accepte l’idée qu’une rencontre, qu’une lecture, qu’une promenade, que toute perception peut être porteuse d’un enseignement, les études que Cage a suivies dans les universités ne peuvent être considérées que comme une infime partie de l’apprentissage de John Cage.

3- Études hors banc

Cage est un expert en champignons, un mycologue. En 1958, il participe à la télévision italienne à l’émission “Lascia o Raddoppia” (Quitte ou double) au cours de laquelle, durant cinq semaines, il répondra à des questions concernant les champignons. Il fonde en 1962, The New York Mycological Society et publie en 1972 Mushroom Book (Cage, 1983 pour la traduction française). L’origine de l’intérêt de Cage pour les champignons, vient du fait que “l’ordre alphabétique place, dans tous les dictionnaires anglais, mushroom immédiatement avant music ; et qu’il (Cage) considérait de son devoir de s’informer, en tant que musicien, sur l’ensemble des matières connexes à son art” (Revue d’Esthétique, 1987-88, p. 8). Dans le film La revanche des indiens morts, John Cage raconte un épisode de sa vie : “Quand j’était jeune ... je dormais dans les rues ... je n’avais rien à manger ... j’avais trouvé un champignon ... je suis allé voir à la bibliothèque s’il était bon ... ” . Cette histoire peut être considérée comme une autre origine de l’intérêt que Cage portait à l’étude des champignons.
Faut-il voir dans les recherches mycologiques de Cage la preuve de son excentricité ? Il n’a pas hésité à écrire : “Je suis arrivé à la conclusion que tout peut être appris au sujet de la musique en se consacrant soi-même aux champignons” (Cage, 1961, p. 274). A première vue, cette déclaration est une boutade qui n’a rien de sérieux. Toutefois, on peut y déceler la place importante que Cage a donné à la nature et à son influence. Pour lui “la mission de l’artiste est d’imiter la
nature dans sa façon d’opérer”11. Ces recherches sur les champignons lui permettent d’étudier la façon dont la nature opère et ainsi de trouver des solutions à ces problèmes de création. Pour Cage, le contact avec la nature est un moyen d’apprendre, l’influence de la nature est une merveilleuse source d’enseignement..
Les personnes que Cage a fréquentées, les relations qu’il a entretenues font partie de son apprentissage. Dans une monographie sur Marck Tobey, Cage raconte comment lors d’une promenade dans les environs de Seattle, Tobey lui apprit à voir. Cet artiste à modifier sa manière de voir, lui a enseigné, l’a influencé. Après cette promenade pour Cage “Le trottoir lui-même était un Tobey. Je n’ai jamais arrêter de regarder cette peinture.”(Cage, Russell, 1971, p. 91).
Que dire de sa rencontre avec Duchamp ? La filiation entre Duchamp et Cage est depuis longtemps mise en relief. Ils se sont fréquentés assidûment. Ils jouaient aux échecs ensemble, ils ont participé à des concerts communs (fig. 6). Les index des livres consacrés à Cage sont relativement bavards quant à la relation avec Duchamp12. Que dire du travail de création de Cage pour l’exposition Ne voulant rien dire à propos de Marcel (Fig. 11) ? On peut par exemple prendre un extrait de James Joyce, Marcel Duchamp, Erik Satie : un alphabet consacré à Duchamp :
“ les forMes
sont Advenues
les Règles sont du jeu
mais le Chaos
est viE
rompre les Lois ça c’est la poésie”
(Revue d’esthétique, 1987-88, p. 46)
Il convient d’explorer plus attentivement les rapports que Cage et Duchamp ont entretenus, non seulement en tant qu’hommes mais bien évidemment par l’étude de la production artistique de chacun. On peut s’interroger sur l’influence que Duchamp a exercé sur Cage. Ce dernier déclara à ce sujet : “Si je m’intéressais à lui, ce n’était
nullement pour l’interroger ou parce que j’aurais eu des questions à lui poser ; je n’avais pas envie de lui poser de questions, je voulais juste être avec lui” (Cage, 1994, p. 25). Étudier Duchamp permet de cerner l’œuvre de Cage, travailler sur Cage c’est étudier une œuvre de Duchamp : “l’œuvre de Duchamp eut pour moi l’effet de modifier ma manière de voir de telle sorte que je suis moi-même, à ma manière, devenu un Duchamp pour moi-même”13.

1 Il est intéressant de noter qu’aux USA les universités ont accueilli de nombreux artistes dans les rangs de leurs professeurs. Cette pratique semble beaucoup plus rare en France. Est-ce dû à la médiocrité de penser des artistes français ?
2 Le lecteur curieux de s’informer d’avantage sur le Black Mountain College, pourra consulter le livre de Martin Duberman, Black Mountain, an exploration in community, New York, 1972. Ouvrage très complet alliant un historique très précis à des témoignages des principaux acteurs qui durant les quelques années de vie de cette école ont contribué à en faire un mythe.
3 Une partie des cours que Cage donna au BMC a été publiée dans Kostelanetz, 1970.
4 “He and the music students simply became friends, and had long talk and-strip-poker-sessions.” Duberman, 1972, p. 349.
5Duberman remarque que Boulez est à l’origine de l’intérêt de Cage pour Artaud. Pour l’anecdote, une des premières traductions anglaises de Théâtre et son double, est l’œuvre d’un des étudiants présents au BMC durant l’été où Cage amena dans ses valises le livre d’Artaud.
6 Ce dernier a écrit un livre sur l’enseignement qu’il reçut dans cette école (Revue d’esthétique, 1987-88, p. 95).
7 Pomona College, Claremont, Californie.
8 An Autobiographical Statement, Cage, 1993. Comme tous les autres textes de cette publication, celui-ci n’est pas paginé, je ne peux donc donner plus de précision qu’en à la localisation de cette citation. A moins de moi-même paginer l’ouvrage, mais dans ce cas n’irais-je pas à l’encontre du désir de l’artiste, de sa volonté enseignante ? Ne serait-ce pas refuser l’enseignement que de paginer un texte de Cage qui ne l’est pas ? Questions qui demandent un approfondissement certain. Pour parer au plus pressé et pour me plier à la règle universitaire française, je précise que cette citation est à la page 2.
9 “Inderterminacy”, John Cage, Silence, p. 261, cet article contient d’autre anecdote se rapportant à l’enseignement de Schoenberg, et à d’autre professeur. Ce recueil de petite histoire raconte le plus souvent des dialogues qui permettent d’appréhender ce que pouvait être l’enseignement avec telle ou telle personne.
10 Dans “An Autobiographical Statement“ (Cage, 1993). Cage donne une version différente de ce dialogue dans “Indeterminacy”, (Cage, Silence, p. 261). Le sens est le même mais s’y ajoute un rappel ironique de la première rencontre entre Cage et Schoenberg : “ In that case I Will devote my life to beating my head against that wall”.
11C’est là le principal enseignement qu’il tire de la lecture d’Ananda Coomaraswany, cité dans Cage, 1994.
12 Bosseur, 1993, 22 références ; Perloff, 1994, 9 références + un article de 25 pages...
13 Propos de Cage dans Revue d’esthétique, 1987-88, p. 12