III- Etude sur l’influence de Cage

Samuel Szoniecky 8 juin 1995

III- Etude sur l’influence de Cage

On peut multiplier les exemples de relations que Cage a entretenues avec des enseignants, des étudiants, des évènements...14 Chacune de ces rencontres est le prétexte pour un enseignement, est le lieu où s’exerce une influence. Dans le cas d’un artiste comme Cage qui prétend que tous l’a influencé, comment l’historien d’art peut-il raconter cette influence, mettre en relief tel ou tel fait ?

1- La liste d’exploration

John Cage n’est plus un homme, il est devenu un nom propre. Son histoire n’est perceptible que par son aura historique, c’est à dire les traces qu’il a laissées dans le temps. Raconter l’influence de Cage consiste à mettre en rapport l’aura historique du nom Cage avec un autre nom lui aussi chargé d’histoire. On obtient ainsi une liste de nom renvoyant chacun à des traces laissées dans l’histoire.
Pour composer la liste, rien n’est plus facile. Il suffit de compiler tous les témoignages concernant Cage. Le plus simple est de se référer aux index, de recopier les noms ou s’ils sont déja cités d’indiquer par un signe qu’ils figurent dans l’ouvrage consulté (Cf. Liste d’exploration, p. 63 ). La question qui se pose est quelle limite doit-on fixer à cette liste ? Compte tenu du fait que : “même en prenant en compte une série limitée de propriétés, on peut déterminer une parenté entre deux choses qui n’ont rien de commun entre elles” (Eco, 1990, p. 370)15. Ce travail de compilation est sans fin. Il est théoriquement
toujours possible d’ajouter un nom à la liste. Ce genre de travail doit être considéré comme un “Work in progress” dont les versions évoluent à chaque ajout au retrait d’un des noms.
La lecture de cette liste est très simple. Plus un nom est cité, plus le rapport d’influence avec Cage est important. Ajouter pour chaque nom le nombre de fois qu’il est cité dans un ouvrage ou le nombre de pages qui lui sont consacré donnerait une plus grande précision. De même, regrouper ces noms par profession (peintre, sculpteur, musicien, architecte...), de nationalité, d’âge..., permettrait d’accroître l’information. On peut envisager de ne pas présenter ces noms sous la forme d’une liste linéaire mais de concevoir une sorte de carte où la position de chaque nom dépendrait de liaisons historiques qu’il entretient avec les autres noms. La liaison entre deux noms pouvant être un texte, une histoire, un mariage, un tableau...
Une telle liste reste à faire. On pense aux possibilités qu’apporte l’informatique pour ce genre de réalisation. Il est facile de concevoir cette liste de noms comme la trame d’un fichier informatisé, les noms étant des entrées pour d’autres noms, de la musique, des tableaux, des textes..., chaque composant pouvant être lui-même une entrée pour une liste d’information. La souplesse d’utilisation de l’informatique et du CD rom en particulier permet d’envisager l’organisation d’un projet de ce type. Avant sa conception on doit s’interroger sur ce qui lie deux composants de cette liste, sur ce qui crée l’influence.

2- L’articulation de l’influence

L’influence prend forme dans un discours qui la révèle. Tant qu’elle n’est pas exposée, même sommairement, l’influence n’existe pas16. Dans le contexte d’une étude d’histoire de l’art, l’influence est la mise en évidence, par un critique, un historien d’art ou tout autre producteur de discours, d’une relation entre deux artistes, entre un artiste et une œuvre, entre deux œuvres. Une fois les deux termes mis en rapport, on définit lequel “influence” ou “est influencé” par l’autre.
Ce qui pose problème c’est la légitimation de la subordination d’un des termes par rapport à l’autre. L’ennuyeux est de trouver la preuve de cette subordination : “la question de la preuve fait problème, en ce qu’il faudrait prouver la preuve” (Lyotard, 1979, p. 72). Les limites à la pratique de ce jeu intellectuel pour la recherche de la preuve sont fixées par la communauté destinataire du discours. Elle institue les règles du jeu par un consensus autour d’un ensemble de théories acceptées comme recevables. Pour être reçu par la communauté, un discours doit respecter les règles de la communauté ou justifier de nouvelles règles pouvant faire l’objet d’un consensus17.
La recherche de la preuve, de la vérité, renvoie à un problème métaphysique. Aujourd’hui, l’approche métaphysique de la production du discours est remise en cause par nombre de philosophes (Derrida, Lyotard...). Ils définissent de nouvelles priorités “Le principal défi, dans les décennies à venir, n’est plus, pour les pôles avancés de l’humanité, dans la capacité de dominer la matière. Celle-ci est acquise. Il réside dans la difficulté de construire le réseau des liens qui font progresser ensemble l’information et l’organisation.” (op. cit. note 179). Lyotard se représente “le monde du savoir postmoderne comme régi par un jeu à information complète, en ce sens que les données y sont en principe accessibles à tous les experts : il n’y a pas de secret scientifique”, et remarque “le surcroit de performativité, à compétence égale, dans la production du savoir, et non plus dans son acquisition, dépend donc finalement de cette « imagination », qui permet soit d’accomplir un nouveau coup, soit de changer les règles du jeu” (op. cit. p. 85).
On peut utiliser cette réflexion pour décrire le problème de l’influence. Acceptons que la “liste d’exploration”, dont les modalités d’élaboration sont précisées ci-dessus, soit réalisée. Cette liste constituerait la base pour un “jeu à information complète”. Si l’on suit la réflexion de Lyotard, pour être plus performant dans la production du savoir, le jeu consiste à utiliser “la capacité d’articuler ensemble ce qui ne l’était pas”18. Tous le problème est dans l’organisation des noms de la liste, dans leur articulation.
Dans son article, “Par delà la mimêsis : Mallarmé, Boulez et Cage” (Revue d’esthétique, 1987-88), Jonathan Scott Lee prétend que “les récentes composition textuelles de John Cage pourraient servir de modèles prospectifs pour une écriture philosophique post-métaphysique” (p. 307). Les recherches sur les techniques d’enseignement de Cage permettent-elles la définition de nouvelles méthodes de recherche et d’élaboration d’un discours d’histoire de l’Art ? La forme même du discours de Cage n’entraine-t-elle pas une modification des méthodes de recherches et d’écritures du discours historique sur l’art ? Dans quelles mesures l’œuvre de Cage influence la forme que prend son commentaire ?

14 Se reporter à la “liste d’exploration”, pour avoir une idées des personnes qui ont été liées à Cage
15 Ceci découle du principe de la dérive hermétique qui “assume que n’importe quoi - en admettant que le bon lien rhétorique soit isolé - peut renvoyer à n’importe quoi d’autre, justement parce qu’il y a un sujet transcendant fort [...] celui-ci agit en sorte que toute chose se connecte à toute autre chose, grâce à une toile d’araignée labyrinthique de références mutuelles” Eco, 1990, p. 369.
16 Je ne veux pas rentrer ici dans le problème métaphysique de savoir si une chose existe en essence avant d’être incarnée par une perception. Je ne suis pas compétent pour exposer ce genre de problèmes, encore moins pour les résoudre.
17 Pour les problèmes de justification et de légitimation du savoir, je renvoie le lecteur à l’ouvrage La condition Postmoderne, (Lyotard, 1979).
18 Définition que Lyotard donne de « l’imagination » op. cit. p. 85