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Un des aspects fondamentaux de l’âge de l’électricité, c’est qu’il instaure un réseau global qui possède plusieurs des caractéristiques de notre système nerveux central. Le système nerveux central n’est pas qu’un simple réseau électrique : il constitue un seul et même champ unifié de perception. Comme l’ont fait observer certains biologistes, le cerveau est le point d’interaction où s’échangent et se traduisent toutes sortes d’impressions et de perceptions, et qui nous rend capable de réagir à l’univers dans sa totalité.
M. MAC LUHAN.

1Il est un film d’Andréi Tarkovsky qui décrit parfaitement le monde où nous vivrons bientôt, où, à notre insu peut-être, nous vivons déjà : c’est celui de Solaris, la planète-océan où se mêlent le matériel et l’immatériel, les formes précises et éphémères de l’univers de l’esprit et celles, tangibles et plus durables, du monde de la réalité. André Bressand et Catherine Distler l’ont vu avec acuité : « Solaris est une planète sur laquelle n’existe aucune forme, aucune frontière, aucune île même qui ne se dilue dans l’océan d’intelligence qui la recouvre. Les forces immatérielles — forces de communication et d’information — y ont triomphé des forces matérielles dont elles commandent le déclenchement à leur gré. Image d’un futur extrême, Solaris évoquera pour nous non pas cette onde éblouissante chère à Tarkovsky mais l’ensemble des flux de la géographie humaine et économique. Flux matériels : ceux de l’échange. Mais aussi, chaque jour davantage, flux immatériels : ceux de l’information. » [1][1]A. Bressand, C. Distler, Le prochain monde, Réseaupolis, Paris,…

2Cet empiétement généralisé évoqué par Solaris correspond, selon les auteurs, à une mutation profonde de la société humaine, encore difficile à penser. Un « océan technologique », aux rythmes brutaux, complexes, impliquant lames de fond, phénomènes de marées, effets de résonance et de synergies, s’est substitué à la vie d’avant, celle dont les flux rassurants s’écoulaient comme de longs fleuves tranquilles : « Il y a quelques décennies à peine, ces flux dessinaient encore un réseau étroitement calqué sur celui des routes, rivières et canaux de la géographie la plus traditionnelle. Mais à ces liens clairement individualisés et organisés autour des infrastructures physiques succèdent des modes de liaison autrement complexes. A un radio-astronome qui nous observerait de très loin, notre planète n’apparaîtrait-elle pas, déjà, comme un océan d’ondes gorgé de sens ? Océan bouillonnant et de plus en plus profond dans lequel l’image de télévision numérisée côtoie l’ordre de virement interbancaire, le renseignement militaire ou la conversation amoureuse transocéanique. » [2][2]Ibid.

3Ce bouillonnement, cette confusion, cet emmêlement des objets, des projets et des situations, semblent caractériser le monde moderne. D’une façon générale, la combinatoire technologique y déploie un nouvel espace de possibles, fait de ce qu’on pourrait appeler des « chimères », autrement dit des objets artificiels constitués de parties, empruntées à d’autres objets, imbriquées ensemble — des assemblages hétérogènes. Non seulement les cloisons cèdent entre les disciplines, qui s’envahissent mutuellement (informatique et télécommunication, optique et électronique, etc.), mais la flexibilité de la production permet la fusion d’activités jusque-là séparées, d’où l’émergence de nouveaux domaines : à côté des matières premières traditionnelles surviennent, nous l’avons vu, de nouveaux matériaux dits « composites », des céramiques techniques, des super-alliages ; quant aux produits finis, ils déjouent l’opposition traditionnelle de l’industrie et du tertiaire, prenant l’aspect de paquets complexes (ou compacks) : à des degrés divers, le produit alimentaire servi par un « fast food », le séjour dans un club de vacances, le micro-ordinateur ou l’appareil ménager assorti de garanties et de prestations diverses ne sont plus ni des biens, ni des services mais à la fois les uns et les autres, non pas toutefois à la manière de mixtes ou de mélanges, mais comme des couches signifiantes superposées, des parties empiétantes. L’homme lui-même, souvent réparé et reconstruit à l’aide de pièces biologiques, électroniques ou mécaniques, a perdu son intégrité.

4A plus grande échelle, il faut donc imaginer que la société se trouve redéfinie à travers un ensemble de circulations de matières et d’informations tel que ce qui n’apparaissait jusqu’ici que comme différents réseaux spécialisés et hétérogènes va se trouver, à l’avenir, intégré dans une sorte de « réseau de réseaux » ou « réseau au carré ». C’est que cette invisible révolution des codes qu’est la « numérisation », sur laquelle F. Dagognet [3][3]Cf. F. Dagognet, Mémoire pour l’avenir, vers une méthodologie… a justement insisté, entraîne des allégements, des concentrations et des projections sans équivalent à ce jour dans la culture. Comme le disent fort bien nos auteurs : « Les réseaux de communication sont en effet en mesure d’offrir un support commun à des activités financières, sociales, administratives, commerciales, industrielles ou culturelles qu’il nous faut désormais considérer comme imbriquées et non plus seulement interconnectées. » [4][4]A. Bressand, C. Distler, op. cit., p. 24.

5Il est clair, dès lors, que la révolution des réseaux induit plusieurs transformations d’envergure qu’il nous faut ici, pour finir, analyser.

— La fin de l’économie traditionnelle et les firmes-réseaux

6Au fond, l’économie classique semblait structurée de manière assez linéaire : de la source (les matières premières) à l’embouchure (le produit fini), il s’agissait d’un vaste processus d’écoulement ou de transformation : « De la mine au haut fourneau, du haut fourneau à la presse, de la presse au chemin de fer et de là aux étagères... De cette logique naissaient des concepts stratégiques paresseux comme des grands fleuves, ainsi celui de "filière" que l’on s’est efforcé d’appliquer à l’électronique française. Or, l’espace en partie immatériel que sculptent les technologies est riche de bien d’autres transformations, synergies ou accélérations. » [5][5]Ibid., p. 21.

7L’entreprise, la première, va changer. Au départ simple étape dans la « chaîne » de production, elle aussi se trouvait tributaire de la pernicieuse linéarité autrement dit, des structures d’ordre strict : à la chaîne matérielle de montage correspondait la chaîne immatérielle de la hiérarchie du commandement. Au contraire, l’entreprise moderne, nécessairement plus flexible, du fait de la concurrence accrue et de l’adaptabilité requise aux variations rapides du marché, doit se penser différemment : plutôt comme un ensemble de cellules de base, toutes plus ou moins interdépendantes. « Entre ces cellules, l’information circule non pas du "haut" vers le "bas" mais de façon symétrique et horizontalement. Elle va du bureau d’étude à l’atelier, mais aussi de l’atelier au bureau d’étude, ou bien des services commerciaux à l’atelier et de l’atelier aux services d’approvisionnement... La circulation et la maîtrise de ces flux d’informations font toute la différence entre l’usine ancienne qui produisait des biens standardisés et l’usine de demain dont la production sera un ensemble de produits sur mesure. » [6][6]Ibid., p. 63.

8Observons avec les économistes que la mutation s’est faite, surtout dans les grandes firmes, sous la contrainte internationale. Historiquement parlant, trois étapes, bien rapportées par M.B. Fave [7][7]Cf. B. Fave, L’émergence de la notion de réseau en économie,…, peuvent être repérées.

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  1. En s’ouvrant au marché international dans les années 1950-1970, les grandes unités de production, développées dans la première moitié du siècle selon le modèle fordiste se sont développées à travers leurs filiales de production et de commercialisation. Dans toute la période (marquée par des concentrations) le financier prime encore sur l’industriel : les grandes entreprises sont de véritables conglomérats, des holdings, des centres de profits et d’investissements.
  2. Dans la décennie suivante, et sous l’influence de la crise économique, la tendance s’inverse, et une logique industrielle se substitue aux stratégies financières. Suite aux ruptures industrielles perceptibles dès la fin des années 60, naît un modèle d’organisation multidivisionnel reposant sur une tripartition : direction générale, division internationale (lien de coordination organisant les marchés), et unités opérationnelles (quasi-firmes liées à une ligne de produit ou une zone géographique), cette formule s’applique à l’ensemble des filiales et aux autres unités (bureau d’études, centre de recherches, etc.). Le modèle est donc mixte : à la décentralisation et au renforcement d’autonomie des unités opérationnelles s’oppose le maintien du contrôle hiérarchique du siège social qui conserve toujours les fonctions clés (stratégie, finance, recherche et développement, etc.).
  3. Dans les années 80, deux facteurs économiques, comme dans le cas des transports, des réseaux énergétiques ou des télécommunications, amènent les entreprises à se structurer en réseau : 1) la minimisation des coûts de transaction (opération de transfert de biens ou de services entre unités de production) ; 2) l’amélioration de la fonctionnalité. Dans le premier cas, l’entreprise est prise dans un dilemme : l’internalisation des transactions (qui réduit d’abord les coûts) accroît nécessairement la complexité interne de l’organisation de l’entreprise qui finit par rencontrer une limite critique ; comme la filialisation reste une fausse externalisation étant donnés les liens hiérarchiques existant entre la société-mère et les filiales, la seule issue est le développement en réseau : autrement dit, le rassemblement d’un groupe de sociétés autour d’un projet productif commun impliquant le respect d’un cahier des charges. Le terme de réseau semble non seulement justifié par les échanges horizontaux existant de fait, à différents niveaux, entre ces firmes, mais par le fait que l’espace des activités est muni d’une topologie bien précise : a) l’internalisation ou l’externalisation des tâches est rationalisée ; b) des compétences complémentaires ou au contraire identiques sont recherchées à l’extérieur auprès des autres entreprises (maillage). En plus de la structure topologique de l’entreprise, c’est sa fonctionnalité qu’optimise apparemment sa constitution en réseau : en face de marchés changeant rapidement, l’entreprise ne peut plus se penser selon une logique classificatoire rigide. La fonction (régulatrice) prime sur les découpages et les réorganise. Mais avec la fonction s’introduisent l’information et les services. « Dès lors, écrit très bien M.B. Fave, les frontières traditionnelles de l’entreprise sont remises en question. Elle n’est plus le lieu unique de la production de biens matériels, car elle génère de manière croissante des flux de nature immatérielle, d’informations et de relations. » [8][8]Ibid., p. 50. Les relations inter-firmes, sur le plan technologique comme sur celui de la production et de la distribution (dépassement du concept de sous-traitance, pratiques de la franchise et du partenariat) en sont modifiées. On peut penser que, là encore, une logique de l’empiétement et des pseudo-frontières est à l’œuvre, qui permettrait de formaliser de manière adéquate de telles évolutions [9][9]Rappelons que nous avons posé les linéaments d’une telle….

— L’imbrication des temps

10Ce qui caractérisait jusqu’ici la modernité, aux yeux des analystes (A. Toffler, P. Virilio), c’était l’accélération du temps. Incontestablement, ce qu’on a pu nommer la « domestication du mouvement » [10][10]Cette domestication s’est progressivement construite du Moyen… à travers le développement et l’amélioration des réseaux de transports n’a cessé, comme on l’a dit, de « contracter les distances ». Notons toutefois que la contraction tend vers l’instantanéité avec les nouveaux réseaux de communications (télégraphe, téléphone, télécommunications aériennes et spatiales). Mais la vitesse pure a des limites concrètes. Les gains et les économies les plus substantielles se feront désormais par l’intermédiaire du « réseau ». Dès lors, ce n’est plus une contraction mais une densification qui intervient : on assiste progressivement à la disparition des « temps morts » : des procédures qui s’étalaient autrefois sur des heures, des journées et des semaines acquièrent une quasi-instantanéité : ainsi la réservation de places d’hôtel, de train ou d’avion, la consultation électronique d’archives bancaires, la sélection informatique d’appartements à louer ou acheter dans les agences immobilières, économisent les habituelles « pertes de temps » engendrées par ces fastidieuses activités. Le rythme des activités sociales et économiques augmente peu à peu : la gestion des relations avec les fournisseurs, celle des stocks dans l’entreprise, la cotation des valeurs boursières, autant d’activités qui, désormais, frisent l’instantanéité. On peut le regretter mais, d’une certaine manière, l’homme se libère ainsi de l’humain, en tout cas de la finitude tragique que lui imposait la corporéité : l’empiétement existentiel, propriété intrinsèque, est poussé dans ses extrémités : l’homme acquiert ainsi une quasi-ubiquité. Dans le cadre du travail comme de la vie courante, ainsi que le montrent fort bien A. Bressand et C. Distler, « les rythmes temporels qu’imposaient la main, l’œil ou le jugement humain constituent de moins en moins une référence obligée » [11][11]A. Bressand, C. Distler, op. cit., p. 118..

11Toutefois, les auteurs estiment que la véritable révolution s’opère dans une autre dimension. Il ne s’agit plus, ici, d’une compression-rationalisation du temps ordinaire, toujours conçu comme linéaire, mais d’une véritable structuration interne du temps. L’imbrication du temps humain et du temps machine fait naître la conception moderne d’un temps étagé, d’un temps empiété. Les nouveaux réseaux informatiques en sont responsables : « Au lieu de se borner à "rapprocher" les correspondants comme le faisait le bon vieux téléphone, les réseaux modernes creusent, entre eux, un espace-temps complètement nouveau, au sein duquel la machine agit à son rythme. En apparence, rien n’a changé : le correspondant paraît toujours aussi "proche". Mais, en réalité, les impulsions électriques qui nous relient à lui traversent des espaces, sinon infinis, du moins démesurés au regard de nos habitudes. Pour nous, une seconde est une seconde, le temps d’un battement de cœur. Pour la machine greffée sur notre réseau, une seconde c’est un milliard de nanosecondes et même, bientôt, mille milliards de picosecondes... » [12][12]Ibid., p. 119.

12Là encore, la réalité s’étend bien au-delà de ce à quoi les limites sensorielles du cerveau humain nous avaient habitués. Au cœur de l’« instant », cette réalité à tort conçue comme fugitive, existent des univers en miniature, toute une éternité impliquée que l’artiste — le musicien, entre autres — saura sauver. Bien plus, l’informatique moderne produira des outils qui, par des voies éventuellement propres, approcheront au plus près le temps « réel » des opérations mentales infraconscientielles (celles qu’H. Michaux n’arriverait pas à noter). La « composition » mais, plus généralement, l’expression de la pensée (car celle-ci n’est qu’arrangements et combinaisons), en sera modifiée.

— L’espace aux limites

13L’une des questions les plus passionnantes que pose l’étude des réseaux (notamment dans son rapport à ces concepts voisins que sont les notions de « système » et d’« organisation »), est celle des limites de ces entités : un réseau a-t-il une frontière ? un réseau régule-t-il sa frontière ? Comment définir le non-réseau, l’en deçà et l’au-delà du réseau ? Sans prétendre faire plus ici, qu’effleurer ces questions, tentons d’apporter quelques éléments au débat.

14La métaphore du filet peut servir une nouvelle fois de référence : pour qu’il y ait rêt, réticule, nasse, ne faut-il pas que les mailles aient une bordure, une ligne qui les rassemble, servant tout à la fois à éviter l’effilochement et à effectuer le serrage, facilitant aussi, il faut bien le reconnaître, la prise ou la capture, qui est la finalité dernière de l’instrument ? Qu’en est-il alors du filet abstrait, du réseau ? L’ajout d’une maille supplémentaire, le développement du réseau au-delà de lui-même sont-ils vraiment impossibles ? On considérera d’abord la question de la limite ou de la frontière pour elle-même. Qu’entend-on, en fait, par frontière ?

15Du point de vue géographique, on notera d’abord que les frontières n’ont pas tout à fait la simplicité que nous leur supposons. M. Foucher résume l’opinion générale sur les frontières en notant que la notion de frontière linéaire est relativement récente (tournant du XVIIIe au XIXe siècle), essentiellement européenne (si l’on excepte la muraille de Chine les civilisations anciennes, hors de Rome, l’auraient ignorée), qu’elle s’est diffusée à travers le monde à la faveur de la période coloniale (européenne) et que le choix des limites est fréquemment commandé par les données du milieu géographique. « La frontière linéaire, écrit-il, est le résultat d’une évolution générale : notion sacrée aux origines, puis assimilée à des limites de propriété dans la Grèce des Cités, puis zone et enfin ligne. » [13][13]M. Foucher, Fronts et frontières, un tour du monde… Ce tableau, qui reprend celui dressé jadis par Lucien Febvre, ne correspond, selon l’auteur, qu’imparfaitement à la réalité. En fait, il est clair que toutes les frontières sont artificielles, quoiqu’il soit vrai, aussi, que des configurations hydro-topographiques aient souvent été choisies, soit pour des raisons de visibilité sur le terrain, soit parce qu’elles étaient des points de repère commodes sur les cartes, pour délimiter les états. Dès lors, le principal débat qui traverse toute la littérature consacrée aux frontières, et qui a consisté à savoir si la frontière était une ligne ou une zone (différence marquée en anglais par l’opposition de boundary ou border à frontier) risque bien de n’être qu’un faux-débat [14][14]Ibid., p. 13.. La définition précise de la topographie d’une frontière (la géométrie fractale de B. Mandelbrot le confirmerait) dépend, en réalité, de l’échelle à laquelle on se place, ligne et zone désignant tout simplement des ordres de grandeur différents. En réalité, les frontières semblent d’abord être l’enveloppe continue d’un ensemble spatial, ayant atteint suffisamment de cohésion interne pour que les principaux clivages « ne traversent plus l’intérieur du territoire et la collectivité humaine mais aient été reportés, par changement d’échelle, en position limite » [15][15]Ibid., p. 31.. En second lieu, les frontières sont une interface entre deux ou plusieurs régimes de forces en présence. Elles correspondent au mieux, lorsqu’elles ont acquis un minimum de stabilité, à ce que R. Thom a pu nommer un phénomène de « stabilisation des seuils » [16][16]Cf. R. Thom, Stabilité structurelle et morphogénèse, Paris,…. La frontière est donc, en fait, doublement, une zone d’empiétement : par son caractère d’objet fractal et la relativisation de sa topologie propre à l’échelle de représentation choisie ; par les luttes qui la traversent et, parfois, en déplacent le tracé.

16Comment, dans un tel contexte, penser la notion de « frontière d’un réseau » ?

17On sait que les frontières induisent, pour tout système, des phénomènes particuliers (ou « effets de bords ») [17][17]B. Walliser, Systèmes et modèles, Paris, Le Seuil, 1977, p. 21.. En matière géographique, ces phénomènes ont donné lieu à des études précises. comme l’écrit M. Foucher, « des géographes, depuis Lösh, se sont (...) intéressés au phénomène frontalier comme base de constructions régionales originales : la frontière a un effet déformant par rapport à des interactions théoriques, puisqu’elle bloque ou modifie l’extension d’un champ, par troncation (...). Lösh a étudié la troncation du "champ" de l’influence des banques d’El Paso, par la frontière américano-mexicaine en 1919. Des juristes comme Lapradelle (dont l’ouvrage de 1928, La Frontière, est devenu un classique) ont développé une conception comparable, montrant qu’en matière de droit, les zones frontières étaient des espaces où des régimes juridiques particuliers s’appliquaient. Ce faisant, son propos fut de rechercher, après avoir écarté les aspects politiques du problème, la "réalité objective et statique de la frontière, ce que permet la discipline juridique". La frontière est alors "une circonscription spatiale de droits exercés", dotée d’institutions spécifiques. » [18][18]M. Foucher, op. cit., p. 13-14.

18Nous pourrions trouver d’autres exemples dans le champ de la physique, de la chimie ou d’autres sciences. Très grossièrement, toute frontière induit, par la troncature qu’elle impose, des ruptures de symétrie. Nul doute que le réseau n’en soit localement perturbé. Il est probable que les « mailles » vont subir, au voisinage de cette zone ou ligne, quelques déformations. Mais il faut distinguer, probablement, plusieurs situations : le problème posé par le fait qu’un réseau peut s’étendre au-delà d’une frontière politique, est relativement trivial : peu de perturbations en découlent. Depuis fort longtemps, les réseaux météorologiques (la veille météorologique mondiale), les réseaux de surveillance aérienne, les réseaux bancaires, policiers (Interpol), et beaucoup d’autres, sont transfrontières. Plus épineuse est la question proprement dite des frontières d’un réseau. Qu’est-ce qui limite, en définitive, un réseau, et empêche, par exemple, qu’il se développe à l’infini ?

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  1. La construction de nœuds ou d’arcs (voire de mailles) supplémentaires induit une redondance qui s’avère inutile. Dans le cas d’un réseau bouclé sur lui-même, il y aurait, à un certain moment, coïncidence des points ou arcs nouveaux avec ceux qui existent déjà.
  2. L’extension du réseau peut être limitée par la puissance de l’appareil qui assure la circulation des flots (par exemple, la puissance d’un émetteur peut limiter l’importance d’un réseau de télécommunication, malgré les nombreux relais qui peuvent exister) ou leur traitement (dans le cas d’un réseau télématique, le nombre des terminaux connectés s’avère limité par les capacités de transmission du réseau).
  3. Enfin le développement infini d’un réseau peut être entravé par sa clôture opérationnelle. D’incessantes ramifications finissent alors par converger, une compactification se produit, et une circularité apparaît. Cela peut tout autant signifier un bien (système immunitaire, réseau neuronal) qu’un mal (dans le cas de certains réseaux où l’on ne peut se satisfaire d’une information « qui tourne en rond » ou s’auto-régule, car on n’en peut rien extraire de neuf, c’est un processus dont on cherche à se prémunir (le deadlock). L’informatique, nous le croyons, y parvient dans ses grands réseaux. Doit-on redouter, alors, l’immense réseau qui emprisonne et détériore la vie ? Ici et là, des inquiétudes se sont fait jour, auxquelles il faut donner droit de cité.

— Les risques de la « modernité-monde » ou l’idéologie des réseaux

20Un constat plus nuancé, voire même franchement négatif des mutations en cours, et liées à la prolifération des réseaux, a été dressé par J. Chesneaux. Selon cet auteur, le principal caractère de la « modernité », qui est d’être un espace ubiquitaire, doit être compris négativement. Les hommes n’y sont plus ancrés dans un territoire mais se tiennent désormais, comme certaines productions agricoles artificiellement cultivées, dans une espèce de quasi-lieu, ce qu’on appelle un « hors-sol ». Une telle situation a, pour l’auteur, un aspect profondément perturbant : c’est que l’élargissement et l’enrichissement apparent de l’espace aboutit en réalité à son contraire. Du fait des réseaux, « chacun espère communiquer avec le monde entier, mais en restant enfermé chez soi. Les rues se vident. Les gens s’ignorent ou s’évitent, les lieux et les moments de rencontres collectives vraies se font rares. » [19][19]J. Chesneaux, Modernité-monde, Erave Modern World, Paris, La… Non seulement « l’espace temps personnel de chacun est dilaté, du fait des pratiques de transhumance et de pendularité » [20][20]Ibid. mais « les corps sont écartelés entre des lieux multiples, les esprits sont tendus entre le local et le global » [21][21]Ibid., p. 27. et, pour finir, « chacun est désorienté dans la vie moderne, chacun en perd le Nord » [22][22]Ibid..

21Les contraintes du temps moderne sont identiquement aliénantes. A la dé-localisation correspond ici une a-temporalité ; au hors-sol un hors-temps, qui précipite vers l’instant et l’immédiateté : « Le progrès technique, dont les gains de temps font partie des gains de productivité, resserre paradoxalement la pression sur le temps social comme sur le temps personnel. Chacun est contraint à des ajustements temporels de plus en plus serrés. (...) On est tiraillé entre le temps qu’on gagne grâce aux innovations techniques de toute sorte, et le temps qu’on perd du fait de l’asphyxie croissante de l’espace urbain, du fait aussi de la rigidité croissante des rythmes de vie qu’entraînent ces mêmes innovations. » [23][23]Ibid., p. 28.

22Ainsi, l’idée apparemment séduisante d’un univers-réseau risque bien d’être trompeuse : la société soit disant mobile et flexible, réduite à ses flux migratoires, véhiculaires, énergétiques et informationnels conduit en fait à un espace complètement totalitaire. La notion de réseau y retrouve son sens originel d’instrument de capture, toujours présent et menaçant : « Réseaupolis ne serait-elle qu’une version adroitement rénovée du vieux mythe brechtien de Mahagonny, la "ville-piège" die Netzestadt ? » [24][24]Ibid., p. 40. se demande l’auteur. Reprenant des analyses de Habermas, il pathétise la perte subie par l’« homo mundialis modernicus », celle de la Lebenswelt, du fond commun implicite censé jadis unir les personnes et leurs aîtres, et déplore avec certains psychologues qu’il n’y ait plus désormais que des « individus sans appartenance » [25][25]Ibid., p. 45.. Selon lui, l’espace-temps moderne ainsi désarticulé, dilaté et répétitif ne peut que conduire à cet état de « dé-solation » naguère décrit par Hannah Arendt : « Déracinés, privés de sol, les humains perdent à la fois le moi et le monde, et cette expérience de non-appartenance, de solitude existentielle, dit Hannah Arendt, est une des expériences les plus radicalement désespérée, une expérience qui rejoint peut-être l’inquiétude pascalienne de voir les humains di-vertis, détournés des autres et donc d’eux-mêmes. » [26][26]Ibid., p. 173.

23Oui, délocalisée et déterritorialisée, la « planète câblée », selon J. Chesnaux, n’est qu’une « nasse » où les nations faibles (états du tiers monde en particulier) sont asphyxiées. Le « maillage » planétaire pratiqué par les pays industriels modernes est d’ailleurs « lacunaire et incohérent » [27][27]Ibid., p. 71.. Il laisse soigneusement subsister des poches d’archaïsme là où elles lui sont utiles. Ainsi les réseaux ne libèrent pas ; ils assujettisent autant les peuples que les individus. Aussi, à l’encontre de l’idéologie des réseaux, l’auteur plaide-t-il pour un universel véritable : « Un universel fondé sur la pluralité et non sur l’uniformité réductrice, un universel assurant l’épanouissement des acquis propres de chaque peuple au lieu de les effacer et de les nier. Un universel qui romprait avec la logique de globalité réductrice, de banalisation standardisée, de sacralisation des pesanteurs économiques souveraines et souverainement irresponsables. Donc un universel qui procéderait du réenracinement dans le local, et non de la négation obstinée de celui-ci. » [28][28]Ibid., p. 83-84.

24Pour beaucoup de raisons qui ressortissent de nos analyses précédentes, nous ne croyons pas, malgré la légitimité de certains des arguments exposés, que l’issue des tensions manifestes de la modernité doive être cherchée dans une telle perspective. Nous pensons, au contraire, que l’une des grandes innovations des récentes techniques est de nous libérer de cette ancienne problématique de la « racine » et du « fondement », solidaire de logiques hiérarchisées, fixistes et rigides. Philosophiquement, du reste, la notion même d’existence nous invite, notons-le, à la délocalisation. Existe, nous l’avons dit ailleurs, précisément ce qui n’appartient pas, par conséquent empiète et déborde de lui-même, ce qui, discontinûment, change, périodiquement se fragmente et se réordonne. On ne doit pas assigner au réel une forme quasi platonicienne, et définie une fois pour toutes. Celui-ci est largement le produit de notre interaction avec le monde, autrement dit, suppose effectivement la présence et la médiation des réseaux. Il se peut, du reste, que ce concept de réseau nous aide surtout à penser la transition entre l’univers traditionnel (sa logique démonstrative, ordonnée, « linéraire ») et l’univers délocalisé, vaporeux et empiétant que nous avons décrit comme étant notre avenir. Dès lors, le concept de réseau serait peut-être moins, de ce point de vue, le concept révolutionnaire que d’aucuns imaginent, qu’une sorte de terme transitionnel, un « concept pour un passage », comme l’écrit A. Cauquelin [29][29]A. Cauquelin, Concept pour un passage, Quaderni, n° 3. Cf.…. C’est que le réseau garde un lien avec le corps (nerfs, vaisseaux, canaux) comme avec l’arbre (les branchements). Ne nous rattache-t-il pas surtout, au moment même où il s’effondre, à un sol devenu désormais presque illusoire ? La question centrale posée par la modernité pourrait être la suivante : sommes-nous destinés à nous dissoudre dans ces flux océaniques d’information que nous avons décrits ou notre corps — et la chimie du carbone sur laquelle il est fondé — constitueront-ils toujours une limite de la technique ? L’issue est indécise. « Si le réseau n’avait pas pour fonds originel cette attache au corps et à l’arbre, nul doute que la mise en cause des "sources" et des "fins" par la circularité des canaux multibranchés poserait des problèmes ontologiques et de l’ordre de la morale sans fond... » [30][30]L. Sfez, op. cit., p. 264. écrit profondément L. Sfez. Evoquons, pour finir, cet au-delà du réseau.

— Le prochain monde

25Tout un pan de la modernité (et le phénomène déborde la science en direction de la littérature et de la philosophie) se reconnaît et s’anticipe dans la pensée « réticulaire ». Italo Calvino a décrit la tendance du roman contemporain à se présenter « en tant qu’encyclopédie, en tant que moyen de connaissance, et surtout en tant que réseau reliant les faits, les personnes et les choses » [31][31]I. Calvino, Multiplicité, in Leçons américaines, aide-mémoire…. Ceci apparaît patent chez un romancier italien comme Carlo Emilio Gadda où « le moindre objet est perçu comme le centre d’un réseau de relations que l’écrivain ne peut s’empêcher de suivre, en multipliant tellement les détails que les descriptions et divagations prolifèrent à l’infini » [32][32]Ibid., p. 172.. Musil, mais aussi Proust, ont intégré dans la forme même de leur œuvre, dans leur logique interne, dans ce déploiement des multiples potientialités de l’écriture qui les caractérise, la technologie d’une époque qui voit se développer les moyens de transport et s’organiser, peu à peu, la noosphère objective. Dans cet espace qui va du roman-univers (Goethe) au livre sur le vide (Mallarmé), se développe l’idée d’une multiplicité organisée, d’une encyclopédie ouverte (Flaubert, Mann, Joyce). Œuvres interprétables à divers niveaux, textes pluriels, œuvres inachevées ou ouvertes, œuvres discontinues et quasi aphoristiques, toutes conspirent à former des réseaux. Plus que tout, les hyper-nouvelles de Borges (« Le Jardin aux sentiers qui bifurquent ») ou les hyper-romans de Pérec et de Calvino (plusieurs histoires sont contenues dans une seule dans « Les choses » ou « Si, par une nuit d’hiver, un voyageur ») sont des expressions parfaites d’œuvres conçues comme des architectures réticulaires (étoilées, ramifiées ou maillées), rappelant à bien des égards les réseaux de l’espace « concret ».

26La théorie de ces textes « ouverts » a dû faire appel, elle aussi, aux mêmes modèles que ses objets : U. Eco, dans un de ses derniers textes, n’hésite pas à considérer le « processus de semiosis illimitée » comme un réseau complexe, dans lequel « il est possible d’aller de n’importe quel nœud à n’importe quel autre nœud, mais [où] les passages sont contrôlés par des règles de connexion que notre histoire culturelle a en quelque sorte légitimées » [33][33]U. Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1990,…. De la sorte, si les associations peuvent se développer à l’infini dans le travail d’interprétation, néanmoins tout n’est pas possible : le texte, en actualisant certaines liaisons et en en « narcotisant » d’autres, obéit à un critère d’économie. L’expliquer, ce n’est donc pas faire proliférer des associations improbables, c’est se situer dans cette même perspective d’économie, solidaire de la réticularité.

27Mais cette passion du réticulaire doit être interrogée. Ne doit-on pas penser qu’avec elle, la littérature moderne se soumet à son temps, plus qu’elle ne le met en cause ou ne le questionne ? Ne devrait-on pas se demander, en effet, ce que cache le réseau ? Or, d’où naît la réticularité, sinon de ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire de l’immense océan des liaisons possibles, de cet infini herméneutique que nous échouons, pour l’instant, à dominer ? Qu’y a-t-il en deçà et au-delà ? Lowry, Thomas, Michaud, chacun à sa manière, ont exploré ces régions-limites du cerveau-monde, que l’alcool ou les stupéfiants amènent à concevoir comme une dynamique remplie d’échanges, où des multiplicités naturelles interfèrent sans fin. Ce faisant, leur écriture a bien acquis un sens cosmologique.

28Jusqu’à l’aube du XXe siècle, l’écriture seule, d’ailleurs pouvait accomplir un tel dessein : parler du monde comme d’une totalité. Mais le développement de la géométrie, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, nous familiarisa avec les surfaces paradoxales, et un certain nombre d’objets ou de sites qui, par déformation, projectivité, ou plongement, évoquaient « l’horrible en dedans/en dehors qu’est le vrai espace », cher à Michaux. La cosmologie contemporaine, en mathématisant les anciens mythes des origines, nous incite aujourd’hui à conférer une nouvelle extension au concept de « réseau ». Dans certaines théories cosmologiques récentes, en effet, l’univers n’est autre qu’un univers-réseau. Dans son livre sans équivalent [34][34]J. Merleau-Ponty, Cosmologies du XXe siècle, étude…, J. Merleau-Ponty n’a pas manqué de rapporter l’histoire de ces théories qui, apparues dans les années soixante, s’inscrivent dans le cadre de réflexions sur des modèles non homogènes, quoiqu’isotropes, de l’univers. L’idée centrale est que l’univers n’est pas un milieu continu supposé donné d’avance dans sa totalité et satisfaisant, en tous points, aux équations d’Einstein. Au contraire, il se composerait d’éléments distincts et il n’y aurait que des solutions « locales » aux équations en question, lesquelles se raccorderaient seulement de proche en proche. Quoiqu’Einstein et Strauss aient été les premiers à étudier, dans un univers en expansion, les problèmes posés par ce que Merleau-Ponty nommait alors les « vacuoles de Schwarzschild », la notion même d’« univers-réseau » est l’invention de deux physiciens célèbres : R.W. Lindquist et J.A. Weeler [35][35]Dynamics of the Lattice-Universe by the Schwarzschild cell…. Ceux-ci comprennent l’univers à travers une analogie inspirée de la physique des solides et tentent de l’étudier en transposant la méthode de Wigner-Seitz pour l’analyse des fonctions d’onde d’un réseau cristallin. « Comme un tel cristal, écrit J. Merleau-Ponty, l’univers sera composé de cellules et il s’agira de raccorder les solutions locales pour en faire une solution globale ; mais la forme des équations n’étant pas la même que dans le problème de Wigner-Seitz, le même type de conditions de raccordement ne peut pas valoir, dans le cas cosmologique, aux frontières des cellules, et ces nouvelles conditions de raccordement suffiront précisément à déterminer la dynamique de l’univers considéré dans son ensemble. En effet, une discontinuité se produisant nécessairement à la frontière des deux cellules, cette situation peut s’interpréter en supposant que les centres de masse des deux cellules se meuvent par rapport à la frontière de façon à annuler la discontinuité. Si la répartition des cellules obéit à des conditions convenables de régularité et de symétrie, il doit en résulter un mouvement général d’expansion ou de contraction de l’ensemble. » [36][36]J. Merleau-Ponty, op. cit., p. 291. Quoique cette cosmologie constructiviste ait pu être jugée à l’époque, par J. Merleau-Ponty, « épistémologiquement sûre », son exécution n’allait pas de soi et les irrégularités de la métrique induite par l’existence des « pseudo-cellules » de Schwarzschild posaient de nombreux problèmes, menant à de multiples solutions quant à la forme générale de l’univers et à son évolution future [37][37]Cf. Ibid., p. 292 sq. J. Merleau-Ponty rapporte quelques autres…. Plus récemment, d’autres théoriciens (physiciens ou biologistes), ont plaidé pour un univers-réseau [38][38]Les théories dites « des cordes », en physique, en sont un… croissant comme un cristal. Non seulement l’univers physique observable aurait un début et une fin, non seulement la fin serait à la fois semblable et très différente du commencement mais le tourbillon que nous connaissons ne représenterait qu’une partie d’un réseau plus vaste où tout se tient, ordre « impliqué » ou ensemble de l’univers du sens, réseau généralisé de toutes les relations existantes entre les lieux, les êtres et les pensées [39][39]A des degrés divers, on peut penser que des physiciens comme D.….

29Ainsi, la réalité pourrait-elle ressembler à cet étrange roman de Le Clézio intitulé Voyages de l’autre côté, peinture d’un univers évoluant entre l’effervescence et la minéralisation : d’un côté une néguentropie absolue où tout est encore à naître (Watasenia) ; de l’autre, une entropie absolue où rien n’est plus possible (Patchacaumac). Pour l’écrivain, nous habitons dans l’entre-deux, le monde de Nadja-Nadja, l’univers du serpent, celui des divagations. Ici, nous avançons masqués. Le vrai langage nous échappe, nos noms ne sont que de pures « intensités » disparaissant avec la nuit. Disparaîtrons-nous réellement ? Il se pourrait, issue plus optimiste, que nous retrouvions de plus en plus, dans l’avenir, l’unité des origines, l’immense cerveau lançant ses ordres à 4 000 mètres de profondeur : dans la soupe originelle, « on ne voyageait pas dans la mer. D’un seul bond, on était à la fois le commencement et la fin. On ne regardait pas. On était dans son œil. On ne comprenait pas, on était dans l’intelligence, et on vibrait de la vie réelle, celle qui n’a pas de mort. » [40][40]J.M.G. Le Clézio, Voyages de l’autre côté, Paris, Gallimard,… Il se trouve que le monde des media électriques tend à nouveau à créer cette interdépendance organique, qui amenait Teilhard à présenter l’électromagnétisme comme un « prodigieux événement biologique ». Comme l’écrivait prophétiquement Mac Luhan il y a près de trente ans, « nous vivons aujourd’hui dans l’âge de l’information et de la communication, parce que les media électriques créent instantanément et constamment un champ global d’événements en interaction auquel tous les hommes participent. Désormais, le monde de l’interaction publique possède le même caractère englobant d’interaction intégrante qui était jusqu’ici le propre de notre système nerveux individuel. » [41][41]M. Mc Luhan, Pour comprendre les media, op. cit. p. 272. A travers la réticularité sous ses différentes formes, peut-être commençons-nous enfin à nous acclimater à cette idée d’une unité du monde, que la physique quantique, depuis son avènement, ne cesse de suggérer.

Notes

  • [1]
    A. Bressand, C. Distler, Le prochain monde, Réseaupolis, Paris, Le Seuil, 1985, p. 8.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Cf. F. Dagognet, Mémoire pour l’avenir, vers une méthodologie de l’informatique, Paris, Vrin.
  • [4]
    A. Bressand, C. Distler, op. cit., p. 24.
  • [5]
    Ibid., p. 21.
  • [6]
    Ibid., p. 63.
  • [7]
    Cf. B. Fave, L’émergence de la notion de réseau en économie, Cahiers du CUREI n° 6, Université des sciences sociales de Grenoble, mars 1990, p. 43-66.
  • [8]
    Ibid., p. 50.
  • [9]
    Rappelons que nous avons posé les linéaments d’une telle logique dans notre livre Mathématiques et existence, Seyssel, Champ Vallon, 1991.
  • [10]
    Cette domestication s’est progressivement construite du Moyen Age au XIXe siècle, à travers un certain nombre d’étapes-clés touchant aussi bien l’investissement de l’étendue que celui de la durée. Cf. T. Regazzola, J. Lefebvre, La domestication du mouvement, poussées mobilisatrices et surrection de l’Etat, Paris, Anthropos, 1981.
  • [11]
    A. Bressand, C. Distler, op. cit., p. 118.
  • [12]
    Ibid., p. 119.
  • [13]
    M. Foucher, Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1988, p. 32.
  • [14]
    Ibid., p. 13.
  • [15]
    Ibid., p. 31.
  • [16]
    Cf. R. Thom, Stabilité structurelle et morphogénèse, Paris, Ediscience, 1972, p. 149. C’est là qu’on retrouve le concept stratégique ou géomilitaire de frontière, tel qu’il est dégagé également par M. Foucher, op. cit., ibid.
  • [17]
    B. Walliser, Systèmes et modèles, Paris, Le Seuil, 1977, p. 21.
  • [18]
    M. Foucher, op. cit., p. 13-14.
  • [19]
    J. Chesneaux, Modernité-monde, Erave Modern World, Paris, La Découverte, 1989, p. 26.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid., p. 27.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Ibid., p. 28.
  • [24]
    Ibid., p. 40.
  • [25]
    Ibid., p. 45.
  • [26]
    Ibid., p. 173.
  • [27]
    Ibid., p. 71.
  • [28]
    Ibid., p. 83-84.
  • [29]
    A. Cauquelin, Concept pour un passage, Quaderni, n° 3. Cf. aussi l’analyse de L. Sfez, Critique de la communication, op. cit., p. 262-264.
  • [30]
    L. Sfez, op. cit., p. 264.
  • [31]
    I. Calvino, Multiplicité, in Leçons américaines, aide-mémoire pour le prochain millénaire, trad. Y. Hersant, Paris, Gallimard, 1989, p. 169-170.
  • [32]
    Ibid., p. 172.
  • [33]
    U. Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1990, p. 130.
  • [34]
    J. Merleau-Ponty, Cosmologies du XXe siècle, étude épistémologique et historique de la cosmologie contemporaine, Paris, Gallimard, 1965, p. 290 sq.
  • [35]
    Dynamics of the Lattice-Universe by the Schwarzschild cell method, Rev. Mod. Phys., 29 (1957), n° 3, p. 432-443.
  • [36]
    J. Merleau-Ponty, op. cit., p. 291.
  • [37]
    Cf. Ibid., p. 292 sq. J. Merleau-Ponty rapporte quelques autres théories, dues, à l’époque, à des physiciens soviétiques (comme Pachner ou Shirokov et Fischer).
  • [38]
    Les théories dites « des cordes », en physique, en sont un exemple.
  • [39]
    A des degrés divers, on peut penser que des physiciens comme D. Bohm ou I. Prigogine, et des biologistes comme R. Sheldrake ou K. Pribam, pourraient adhérer à cette idée d’une réticularité généralisée. Cf. J. Briggs et D. Peat, L’univers miroir, la science naissante de la non-séparabilité, Paris, Robert Laffont, 1984. Ou, plus récemment : J. Briggs, D. Peat, Un miroir turbulent, guide illustré de la théorie du chaos et de la science de l’intégralité, Paris, Interéditions, 1990. Sur la base d’une théorie de grande unification, ce dernier livre affirme explicitement que tout, dans l’univers, est interconnecté.
  • [40]
    J.M.G. Le Clézio, Voyages de l’autre côté, Paris, Gallimard, p. 16.
  • [41]
    M. Mc Luhan, Pour comprendre les media, op. cit. p. 272.
Daniel Parrochia
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/04/2020
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