1 ? Comparaison
1Durkheim affirmait que « la sociologie comparée n’est pas une branche particulière de la sociologie ; c’est la sociologie même, en tant qu’elle cesse d’être purement descriptive et aspire à rendre compte des faits » [1][1]Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris,…. La comparaison s’appuie sur la confrontation de configurations sociales variées au service de l’interprétation d’un objet sociologique. Comparer signifie tout autant mesurer l’ampleur des contrastes qui les clivent, que d’identifier leurs points de convergence : cette tension entre singularités et transversalités éclaire les multiples déclinaisons sociales du phénomène observé, et enrichit sa mise en intelligibilité sociologique. Aujourd’hui, le terme « comparaison » qualifie prioritairement l’approche internationale. Pour autant, le raisonnement comparatiste ne se réduit pas à la comparaison de société à société ; son échelle peut être infra ou supra nationale.
2On oppose classiquement les approches comparatistes durkheimienne et wébérienne. La première consiste à comparer un choix étendu de sociétés pour éprouver la robustesse des résultats et les effets respectifs de différentes variables explicatives, selon la méthode des « variations concomitantes » : l’exemple le plus représentatif en est Le suicide [2][2]Émile Durkheim, Le suicide, Paris, puf, « Quadrige », [1897],…. La seconde fait davantage place aux représentations mêmes des individus, dans une perspective compréhensive. Elle s’appuie sur le concept d’« affinités électives » [3][3]Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme,… pour souligner l’interdépendance entre deux phénomènes et conduit à la construction et à la confrontation des types idéaux (? 32) fondés sur les singularités distinctives des réalités observées. Cependant, l’opposition entre ces deux approches tend à être dépassée : l’introduction de nouveaux outils théoriques et méthodologiques rend possible leur mise en complémentarité au sein d’un même raisonnement comparatiste. De plus, la comparaison ne se limite pas à la seule objectivation de contrastes d’une configuration sociale à l’autre, mais tend également vers la compréhension des facteurs sociaux qui en sont au fondement, ainsi que de leurs dynamiques d’évolution. Elle appelle donc à s’ouvrir sur une perspective sociohistorique et à mobiliser les apports d’autres champs disciplinaires tels que l’histoire sociale, l’économie des politiques publiques, la science politique ou l’ethnologie.
2 ? Compréhension
3La notion de compréhension est centrale pour les sciences humaines et sociales. Elle ne peut être évoquée indépendamment de son opposé, l’explication, à partir de laquelle elle se définit. La célèbre distinction de l’explication et de la compréhension est généralement associée à l’œuvre de Wilhelm Dilthey et rapportée à la façon dont ce dernier oppose les sciences de la nature et les sciences humaines. Contre le positivisme comtien, mais aussi contre celui de John Stuart Mill dont il dénonçait le naturalisme, Dilthey affirmait en 1883 que si « nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique » [4][4]Wilhelm Dilthey, Einleitung in die Geisteswissenschaften…. À l’encontre de toute conception moniste de la science, Dilthey entendait ainsi souligner la spécificité irréductible des sciences humaines. Mais, trop elliptique, la distinction expliquer/comprendre, qui sera ensuite reformulée par Max Weber, pouvait facilement égarer en suggérant l’idée que toute dimension explicative devrait être bannie des sciences humaines, qui se trouveraient ainsi réduites à la seule démarche compréhensive. En réalité, situés dans l’espace et dans le temps, les objets des sciences humaines font eux aussi partie de la nature et sont soumis au principe de causalité et à la pratique de l’explication. Simplement, ce que Dilthey entendait souligner, c’est que les phénomènes humains étant également signifiants, ils évoquent l’idée d’une causalité intentionnelle des acteurs sociaux dont il faudrait, pour rendre compte de ces effets de sens, reconstituer les intentions et les décisions. Une approche compréhensive se trouvait donc requise dès lors que l’objet à connaître relevait non seulement de la nature, mais aussi du « monde de l’esprit » : complétant l’investigation causale, elle devait permettre aux sciences de l’homme de ne pas manquer leur objet dans ce qu’il a de plus spécifique et d’irréductible.
3 ? Déontologie
4Travaillant au contact de personnes humaines, le sociologue est soumis à interrogation morale sur sa manière de traiter ce matériau fragile. On trouve des équivalents de cette vigilance en médecine ou en psychologie. Toutefois, le projet de ces disciplines étant d’agir sur l’état de celui qui fait l’objet de l’investigation, cela fait de lui un décideur légitime pour autoriser ou refuser telle ou telle intervention. Le professionnel peut, lui, s’engager à garder le secret sur les informations qui lui sont communiquées. En sociologie les craintes ne visent pas principalement le moment de l’interaction du chercheur avec la personne privée de l’enquêté, mais la diffusion publique des résultats qu’il en retire. Le consentement, aussi éclairé que possible, de la personne enquêtée à l’investigation semble une voie de bon sens pour protéger l’enquêté comme l’enquêteur, surtout qu’il est facile à obtenir quand l’investigation privée vise une formulation publique qui gomme l’identité de la personne comme dans le cas des traitements quantitatifs aboutissant à des tableaux statistiques (enquête par questionnaire). C’est plus difficile dans les investigations qui réclament des face à face approfondis avec des enquêtés (entretiens, observations directes). D’une part parce que ceux-ci peuvent toujours avoir un doute sur la réalité de la protection qu’on leur promet sur les informations personnelles qu’ils pourraient livrer. D’autre part, un exposé précis des intentions de recherche à des fins contractuelles n’est pas toujours chose facile s’agissant d’enquêtes suivant des démarches inductives de recherche. Les sociologues ne savent, en effet, pas toujours à l’avance au moment des rencontres sur le terrain où leur interrogation première les conduira. La compréhension sociologique se précise dans la durée. Il est donc nécessaire d’en tenir compte dans la conduite globale de l’investigation. Un contrôle après coup des productions par les pairs (à travers des comités de rédactions de revue, des conseils éditoriaux…) est souvent la meilleure solution pour garantir le respect de la vie privée par les sociologues.
4 ? Dévoilement
5Changer le regard, aller « voir derrière », dévoiler le monde social sont autant d’expressions qui permettent d’identifier le travail sociologique. Rompre avec le sens commun, s’affranchir des prénotions (? 13) constitue une étape, mais à quelles fins ? Ce travail doit déboucher sur un questionnement nouveau. Il s’agit en fait de porter un regard neuf sur la réalité en l’interrogeant autrement. Prenons un exemple. Le dopage dans le sport est devenu un sujet d’actualité à tel point qu’une suspicion entoure désormais les exploits des athlètes de haut niveau. Le sociologue ne cherchera pas à commenter l’actualité immédiate. Il prendra des distances par rapport à ce qui est présenté publiquement comme un scandale ou comme un fléau à combattre. Il ne portera pas non plus de jugement normatif sur le comportement de tel ou tel athlète. Il tentera plutôt de répondre à la question : comment se fait-il que les sportifs se dopent ? Cette mise en énigme passe par plusieurs déplacements du regard. Ce n’est pas un cas qui intéresse le sociologue, mais le phénomène plus général du dopage. Premièrement, si celui-ci se produit régulièrement, c’est qu’il correspond à une pratique courante, presque banale, parfaitement intégrée dans le sport de haut niveau, comme une composante de la préparation physique médicalisée et encadrée par des spécialistes à la pointe de la recherche dans ce domaine. Deuxièmement, si cette pratique est régulière alors qu’il existe une prohibition du dopage et un risque de sanction, c’est qu’elle est dissimulée, qu’elle se développe en coulisse avec le consentement tacite des sportifs et de tous ceux qui les entourent. Le sociologue s’intéressera alors au secret qui entoure la préparation physique à la frontière inévitablement mince entre le suivi médical intensif, la recherche de la performance optimale et le dopage lui-même. Il prendra le sport comme une scène à laquelle les athlètes se préparent en dissimulant les recettes de leurs exploits un peu comme le magicien tient en secret ses propres tours. En procédant ainsi, il fera sans doute tomber le mythe de certains exploits sportifs, il dévoilera la face cachée du sport de haut niveau.
5 ? Enquête
6Discipline scientifique, la sociologie ne dispose pas de données élémentaires immédiatement disponibles et s’imposant d’évidence pour être traitées et prendre place dans ses raisonnements comparatistes. Elle doit procéder à des extractions du réel suivant des catégories qu’elle construit au travers d’une démarche raisonnée d’enquête. Cette construction des « données » est contrôlée en amont dans le cadre des démarches hypothético-déductives de recherche qui subordonnent un protocole d’indexation du réel à un système d’hypothèses entre lesquelles le traitement des données doit permettre de trancher. Cette construction est davantage contrôlée en aval dans les démarches inductives de recherche qui procèdent par rapprochements progressifs de phénomènes observés pour parvenir à rendre compte d’enchaînements complexes, de processus sociaux. Ils sont ensuite capitalisés et mis à l’épreuve par confrontation à d’autres configurations sociales pour juger de leur généralité.
7Dans tous les cas, la mobilisation de techniques d’investigation (questionnaires, entretiens, observations directes, dépouillements documentaires…) réclame une réflexion sur leur adaptation à l’objet étudié et sur l’orientation théorique que chacune impose au traitement qui pourra être fait des données qu’elle permet de produire [5][5]Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et…. Leur mise en œuvre réclame aussi une grande vigilance pour tenir compte des phénomènes de rétroaction susceptibles de se produire entre enquêtés et enquêteurs : la relation d’enquête est, en effet, d’abord une relation sociale, justiciable de ce fait d’analyses en termes d’influence qu’il faut intégrer à l’interprétation des données d’enquête. Par suite, l’écriture sociologique, qui vise la conviction méthodique à défaut de pouvoir s’appuyer sur la preuve expérimentale [6][6]Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un…, doit veiller à ne pas effacer les procédures de sélection et de construction de ses matériaux empiriques si elle veut autoriser la discussion scientifique.
6 ? Hypothèse
8La notion d’hypothèse peut prendre dans les différentes disciplines scientifiques des formes variables. Dans les sciences expérimentales et hypothético-déductives, l’hypothèse est le plus souvent l’expression d’un lien de causalité entre un phénomène et un autre. Le lien que l’on peut établir entre un traitement et la disparition des symptômes d’une maladie peut fournir un exemple de ce type d’hypothèse. L’enjeu réside alors dans la conception d’un protocole expérimental permettant le contrôle des variables parasites et l’analyse empirique des liens entre variables explicatives (ou indépendantes) et variables expliquées (ou dépendantes). Dans les sciences sociales et tout particulièrement en sociologie, cette conception expérimentale et causaliste issue des sciences exactes et/ou cliniques n’est pas adaptée, dans la mesure où il s’agit d’observer des situations « naturelles », non expérimentales. Comme l’indique Émile Durkheim, « ce sont les variations concomitantes qui constituent l’instrument par excellence de la recherche en sociologie » [7][7]Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique,…. Il est alors nécessaire de concevoir un modèle d’analyse, fondé sur l’organisation d’un certain nombre de concepts qui sont mobilisés et articulés dans la phase de construction de l’objet. Il en est ainsi par exemple dans le travail fondateur de Durkheim sur l’explication des variations des taux de suicide selon les types de société. Pour établir un lien entre le niveau de cohésion d’une société et les variations des taux de suicide, Durkheim commence par définir de manière opérationnelle ce qu’il entend par suicide, taux de suicide et indicateurs de cohésion sociale. Les hypothèses sont donc des propositions de réponse aux questions posées dans la mise en problème. Elles doivent être opératoires (vérifiables et/ou falsifiables) de manière à pouvoir être mises à l’épreuve empiriquement.
7 ? Induction – déduction
9Induction et déduction désignent deux procédures de raisonnement. L’induction correspond à un processus qui permet de passer du particulier (faits observés, cas singuliers, données expérimentales, situations) au général (une loi, une théorie, une connaissance générale). La déduction correspond au processus presque inverse qui permet de conclure (déduire) une affirmation à partir d’hypothèses, de prémisses ou d’un cadre théorique : les conclusions résultent formellement de ces prémisses ou de cette théorie.
10Ces deux procédures de raisonnement sont des idéaux : aucune d’entre elles ne correspond à la réalité des pratiques scientifiques et des modalités de recherche en sociologie (comme dans toutes les autres sciences empiriques d’ailleurs), et il serait réducteur de croire que la démarche scientifique s’appuie nécessairement sur l’une ou l’autre de ces procédures. Lorsqu’ils ne sont pas réduits à ces idéaux, les termes induction et déduction désignent deux postures du chercheur.
11La posture inductive accorde la primauté à l’enquête (? 5), à l’observation, voire à l’expérience et essaie d’en tirer des leçons plus générales, des constats universaux : le sociologue cherche à établir quelques énoncés dont la validité dépasse le cadre de ses seules observations. La posture déductive accorde la primauté au cadre théorique, au corps des prémisses. Elle sera qualifiée d’hypothético-déductive si les énoncés ou résultats déduits de ce cadre théorique ou des prémisses sont soumis à une validation expérimentale : dans ce cas, le sociologue formule des hypothèses générales, puis en déduit des conséquences observables avant de vérifier que celles-ci sont effectivement bien conformes aux données de l’enquête empirique.
8 ? Interprétation
12Contrairement aux sciences expérimentales, le raisonnement sociologique se caractérise par un passage obligé par l’interprétation. [8][8]Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique, op. cit. Que l’on enquête au moyen de méthodes qualitatives ou quantitatives, on est toujours obligé de trier, au sein du matériau recueilli, les éléments que l’on juge significatifs pour l’analyse. Ce travail d’interprétation s’opère à plusieurs étapes : au cours d’une enquête ethnographique, par exemple, on ne cesse d’interpréter ce qu’on observe pour se constituer un rôle crédible dans l’espace de l’enquête. Puis, une fois l’ensemble du matériau recueilli, c’est en passant par l’interprétation que l’on choisit de mettre en exergue tel tri croisé (? méthodes quantitatives)(? 17), tel extrait d’entretien ou telle note d’observation (? méthodes qualitatives)(? 25). Enfin, les chiffres accumulés, les gestes observés ou les paroles entendues ne disent rien d’eux-mêmes ; c’est parce que le sociologue les compare et les relie les uns aux autres selon certaines grilles d’interprétation qu’ils débouchent sur des concepts. Il revient donc au sociologue de contrôler sa subjectivité lorsqu’il monte en généralité à partir des faits qu’il a établis empiriquement et de rendre compte des raisons de ses choix lorsqu’il restitue l’ensemble de son travail afin de prouver ce qu’il avance.
9 ? Neutralité axiologique
13La notion de « neutralité axiologique » (Wertfreiheit) à laquelle Max Weber consacra une importante étude en 1917 [9][9]Max Weber, « Essai sur le sens de la neutralité axiologique… implique deux présupposés épistémologiques fondamentaux :
- le régime de la connaissance scientifique impose au savant une règle d’abstention par rapport à tout jugement de valeur : alors que la vocation de la science est de produire des énoncés universellement valides et susceptibles d’être partagés par tous, l’intervention de jugements de valeur, irrévocablement subjectifs, est de nature à compromettre l’objectivité scientifique ;
- il est possible et souhaitable d’établir une distinction rigoureuse entre jugements de fait et jugements de valeur : bien que le savant ne puisse faire l’économie d’un certain « rapport aux valeurs » (Wertbezug), ne serait-ce que parce que la réalité dont il traite – le monde social – est elle-même saturée de valeurs et que la constitution de son objet d’étude présuppose un certain intérêt, tout aussi orienté par des valeurs, il est tenu d’apporter des réponses objectives à des questions nécessairement subjectives.
15Une telle distinction entre « rapport aux valeurs » et « jugements de valeur » n’est cependant pas aussi aisée que semblait le penser Max Weber. Elle a suscité d’ailleurs de nombreuses critiques dont les plus connues sont celles de Léo Strauss [10][10]Léo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954,… et de Raymond Aron [11][11]Raymond Aron et, Préface à W. Weber, Le savant et le…. Elle exprime toutefois une idée centrale, une sorte d’impératif catégorique auquel doit obéir toute démarche scientifique : connaître n’est pas juger.
10 ? Objet d’études
16Il est fréquent de trouver dans les mémoires et les thèses de sociologie, ainsi que dans les introductions des ouvrages qui relèvent de cette discipline une partie intitulée : « La construction de l’objet d’études ». Généralement, le sociologue s’emploie dans un premier temps à parler de son sujet tel que celui-ci est généralement traité dans la vie courante. Qu’est-ce qui en fait un sujet dont on parle, qui questionne, qui intéresse ? Ce faisant, il prend son lecteur par la main en évoquant tout d’abord ce qui lui est familier et le conduit peu à peu vers une démarche scientifique qui passe par une série de ruptures avec le sens commun. La clarification des mots et des concepts est bien entendu nécessaire, mais il s’agit surtout d’un nouveau questionnement, d’une nouvelle problématique qu’il convient de justifier à partir des travaux sociologiques existants, des hypothèses déjà vérifiées, mais de celles qui ne l’ont pas été encore. C’est précisément à ce stade que l’on peut parler d’un objet d’études construit, lequel ne peut plus se confondre avec le sens premier des questions dites d’actualité ou de société. Mais ce que le sociologue dit en quelques pages et qui semble simple est souvent le fruit d’une longue maturation. Le sociologue doit tout d’abord être capable de neutraliser ses sentiments ou de refouler ses passions. Il lui faut prendre conscience de ses préférences au moment même où il délimite le champ de ses investigations et s’efforcer de rendre compte de la façon la plus objective possible des limites et des inconvénients de la relation intime qu’il entretient le plus souvent avec son objet. C’est à cette condition qu’il pourra vraiment s’affranchir des prénotions et éviter les pièges de la sociologie spontanée. En définitive, construire un objet d’études en sociologie consiste à passer du sens commun au sens sociologique.
11 ? Objectivation
17Comment la sociologie peut-elle être « objective » et scientifique étant donné la nature des phénomènes sociaux qu’elle étudie et l’irréductible appartenance du sociologue à la société ? La démarche sociologique propose de construire son objet de recherche pour en permettre l’étude (? 10) : elle recherche « l’objectivation » des faits sociaux.
18Sur le modèle des sciences expérimentales, Durkheim propose de « considérer les faits sociaux comme des choses ». Cette posture permet de les regarder de l’« extérieur », avec un point de vue distancié qu’on espère moins « subjectif ». Par cette formule, Durkheim invite également au dénombrement statistique comme moyen de dépasser le cas singulier pour accéder au cas plus général. Il attend ainsi de sa méthode qu’elle soit objective, ce qui peut s’entendre en deux sens au moins : ni partiale ni partielle.
19Karl Popper remet cependant en cause l’idée d’ériger la science expérimentale en modèle de « scientificité ». D’après lui, l’importance de l’outil doit être reconnue dans l’élaboration de la science et comme condition même de son exercice. Dans cette filiation, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Jean-Claude Chamboredon [12][12]Le métier de sociologue, op. cit. soulignent combien l’exercice du métier de sociologue oblige à s’interroger sur la place que prennent ses propres convictions dans le raisonnement sociologique, le choix des hypothèses et l’élaboration des résultats. La « scientificité » passe par la reconnaissance de l’incompressible part de subjectivité ou d’arbitraire des choix d’analyse. Il faut également « objectiver » sa pratique plus que rechercher l’inaccessible objectivité. C’est par une approche réflexive sur les condtions d’utilisation des outils que l’on peut accéder à une meilleure connaissance des phénomènes sociaux, avec lucidité et discernement.
12 ? Paradigme
20Un paradigme est un ensemble cohérent d’hypothèses qui constitue un tout et qui offre au scientifique un point de vue sur les phénomènes qu’il étudie, une matrice qui conditionne son regard, une représentation du monde cohérente qui façonne sa manière de penser les phénomènes. En général, deux paradigmes sont incompatibles entre eux : les regards qu’ils portent sur le monde et les hypothèses qui les fondent ne peuvent pas être conciliés.
21Cette notion, popularisée par les travaux de l’historien de sciences Thomas Kuhn sur l’évolution des sciences physiques [13][13]Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques,…, est d’usage courant en sciences sociales. Elle est employée pour désigner les structures théoriques générales (explicites et implicites) ou les courants de pensée au sein desquels prennent place des recherches, des enquêtes ou des analyses des phénomènes sociaux. Il est par exemple courant de parler du paradigme holiste (qui défend l’idée que la société ne se réduit pas à la somme de ses membres et qu’elle possède une force ou des propriétés qui s’imposent aux individus) ou du paradigme atomistique (qui défend l’idée que les interactions et les actions humaines concourent à elles seules, par leur multitude, à faire la société).
22Un paradigme est porté par une communauté scientifique : c’est ce qui « fait autorité » à la fois intellectuellement et socialement au sein de cette communauté. D’un point de vue pratique, le paradigme s’incarne dans les articles et manuels publiés, dans les expériences et analyses conduites, dans les développements théoriques proposés. Ce concept renvoie donc, à la fois, à un aspect cognitif (son contenu : idées, théories, connaissances) et à un aspect social (son support : la communauté scientifique).
23Notons enfin qu’elle présente de fortes similitudes avec la notion d’épistémè utilisée par Michel Foucault pour désigner les rapports entretenus par différents discours savants ou lettrés à une époque donnée.
13 ? Prénotion
24Durkheim appelle à rompre avec les prénotions (terme qu’il emprunte au philosophe Francis Bacon) avant et afin de s’engager dans une démarche sociologique. C’est là, selon lui, « la base de toute méthode scientifique » [14][14]Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique ,…, dont le doute méthodique de Descartes ne serait qu’une application.
25Produits de l’expérience, les prénotions sont formées « par la pratique et pour elle » [15][15]Ibid. p. 16.. Elles sont donc indispensables à la vie en société. Par contre, d’un point de vue théorique, elles peuvent être non seulement fausses, mais également « dangereuses ». Si le sociologue travaille au niveau de ces idées toutes faites, il développe en effet une « analyse idéologique » et non une « science des réalités » [16][16]Ibid. p. 15. ; il n’accède pas aux choses, mais à un « substitut » de celles-ci. Ces prénotions sont en outre trompeuses : « Elles sont […] comme un voile qui s’interpose entre les choses et nous et qui nous les masque d’autant mieux qu’on le croit plus transparent. » [17][17]Ibid. p. 16. Toutes les sciences sont confrontées à cette nécessité de rompre avec les prénotions, démarche « qui différencie l’alchimie de la chimie, comme l’astrologie de l’astronomie ». [18][18]Ibid. p. 17. Mais, selon Durkheim, c’est en sociologie qu’il est le plus difficile de s’en affranchir. En effet, nous avons tous des idées sur la société, l’État, la famille, la justice, etc. Il s’agit de termes que l’on emploie sans cesse dans le langage courant et qui produisent en nous « des notions confuses, mélanges indistincts d’impressions vagues, de préjugés et de passions ». [19][19]Ibid. p. 27.
26Dans une perspective durkheimienne, les auteurs du Métier de sociologue invitent à la « vigilance épistémologique » par rapport « à l’illusion du savoir immédiat » et à toute forme de « sociologie spontanée » [20][20]Le métier de sociologue, op. cit., p. 27.. Ils mentionnent comme techniques d’objectivation : la mesure statistique, la définition préalable et la « critique logique et lexicologique du langage commun » [21][21]Ibid. p. 28..
14 ? Réflexivité
27En un premier sens, la réflexivité est le mécanisme par lequel le sujet se prend pour objet d’analyse et de connaissance. Pour le sociologue, cette posture consiste à soumettre à une analyse critique non seulement sa propre pratique scientifique (opérations, outils et postulats), mais également les conditions sociales de toute production intellectuelle. Gouldner plaide ainsi pour une sociologie réflexive [22][22]Alvin Ward Gouldner, The Coming Crisis of Western Sociology,…, comme Bourdieu à sa suite [23][23]Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, Réponses, Paris, Seuil,… : le sociologue ne peut produire une connaissance rigoureuse du monde social sans se livrer à une entreprise de connaissance de soi (de son travail, de sa position sociale, de sa vie).
28Compte tenu de son objet – et même si c’est à des degrés divers selon les approches –, la sociologie appartient à la science réflexive. Elle joint en effet ce que la science positive sépare : « l’acteur et l’observateur, le savoir et la situation sociale, le contexte d’enquête et son champ d’inscription sociale, les conceptions du sens commun et la théorie savante. » [24][24]Michael Burawoy, « L’étude de cas élargie. Une approche…. Cette posture apparaît d’autant plus nécessaire que le sociologue est confronté à des individus eux-mêmes réflexifs.
29En un second sens, la réflexivité est ainsi considérée par certains sociologues comme une dimension existentielle générale et caractéristique des individus de la modernité tardive (qualifiée aussi de « modernité réflexive ») [25][25]Voir Ulrich Beck, Anthony Giddens et Scott Lash,…. Dans un monde où le savoir critique en permanence le savoir et où les formes de la vie traditionnelle (famille, religion…) perdent de leur emprise, non seulement les incertitudes et les doutes sont plus prégnants, mais une pluralité de mondes et de styles de vie s’offre aux individus. Ces derniers peuvent, en principe, réfléchir librement sur la vie qu’ils entendent mener. Cette opération réflexive et les ressources qu’elle mobilise participent de la construction et de la cohérence de l’identité personnelle (? 56).
Notes
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[1]
Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, puf, [1895], 1986, p. 137.
-
[2]
Émile Durkheim, Le suicide, Paris, puf, « Quadrige », [1897], 1990.
-
[3]
Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, [1905], 2004.
-
[4]
Wilhelm Dilthey, Einleitung in die Geisteswissenschaften (1883), trad. par Sylvie Mesure, Introduction aux sciences de l’esprit, Paris, Cerf, 1992.
-
[5]
Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue. Préalables épistémologiques, Paris, Éd. de l’ehess, [1968], 2005.
-
[6]
Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Nathan, 1991.
-
[7]
Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 148.
-
[8]
Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique, op. cit.
-
[9]
Max Weber, « Essai sur le sens de la neutralité axiologique dans les sciences sociologiques et économiques », in Essai sur la théorie de la science, trad. par Julien Freund, Paris, Paris, 1965.
-
[10]
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954, chap. II, p. 367-433.
-
[11]
Raymond Aron et, Préface à W. Weber, Le savant et le politique, trad. par J. Freund, Paris, Plon, 1959.
-
[12]
Le métier de sociologue, op. cit.
-
[13]
Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972.
-
[14]
Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique , op. cit., p. 31.
-
[15]
Ibid. p. 16.
-
[16]
Ibid. p. 15.
-
[17]
Ibid. p. 16.
-
[18]
Ibid. p. 17.
-
[19]
Ibid. p. 27.
-
[20]
Le métier de sociologue, op. cit., p. 27.
-
[21]
Ibid. p. 28.
-
[22]
Alvin Ward Gouldner, The Coming Crisis of Western Sociology, New-York, Avon Books, 1970.
-
[23]
Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, Réponses, Paris, Seuil, 1992.
-
[24]
Michael Burawoy, « L’étude de cas élargie. Une approche réflexive, historique et comparée de l’enquête de terrain », in Daniel Cefai (dir.), L’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003, p. 438.
-
[25]
Voir Ulrich Beck, Anthony Giddens et Scott Lash, Reflexive Modernization. Politics, Tradition and Aesthetics in the Modern Social Order, Cambridge, Polity Press, 1994, Anthony Giddens, Modernity and Self-Identity. Self and Society in the Late Modern Age, Cambridge, Polity Press, 1991.