1Le présent hommage au théoricien de la langue et de la connaissance qu’est Pierre-Yves Raccah prend place dans le cadre d’un travail visant à refonder la sémiotique en mettant en évidence ses déterminations naturelles (Groupe µ 2015a, 2015b). Si Algirdas-Julien Greimas, un des maîtres de la science de la signification, observait : On peut dire que les progrès de la sémiotique, dans ces derniers temps, consistent pour l’essentiel dans l’élaboration de son champ de manœuvre, dans l’exploration plus poussée des possibilités stratégiques de l’appréhension de la signification. Sans qu’on sache rien de plus sur la nature du sens, on a appris à mieux connaître où il se manifeste et comment il se transforme (1970 : 17), cette question de la nature du sens peut trouver aujourd’hui en effet un début de réponse dans celle du sens de la nature. Une nature dans laquelle s’inscrit et de laquelle relève le corps vivant et percevant du sujet sémiotique.
2Comme nous le démontrons ailleurs (Groupe µ 2011, 2015b), le circuit de la signification et de la connaissance prend son départ dans ce monde naturel. Le processus part des stimuli issus de ce monde et aboutit à l’élaboration des structures sémiotiques. Ce processus de sémiogenèse, nommé anasémiose, a été décrit comme un enchaînement de modules, traduisant en impressions de continuum les phénomènes digitaux du monde (Édeline 2008), les réactions face à ceux-ci étant finalement transmises au cortex, où elles sont traitées sur le mode digital. La sémiose, loin d’être un phénomène sans lien avec le corps, tire son origine de celui-ci. Ce premier aspect de la corporéité du sens peut être qualifié de cognitif : le signe émerge de l’expérience, et ne saurait être étudié qu’à travers les interactions qu’il a avec son contexte (au sens large du terme, incluant l’expérience du monde et d’autrui, de sorte que la corporéité dont il s’agit est une corporéité non point solipsiste mais sociale).
3Mais si le signe émerge de l’expérience, il oriente également l’action ; produit par le contact avec le monde, le sens débouche aussi sur un tel contact : sur des actions portant sur le monde. Ce processus, correspondant de l’anasémiose, peut recevoir le nom de catasémiose.
Figure 1. Le cycle de la sémiose
4Prendre acte de la corporéité du sens implique de tenir compte de ce temps catasémiotique. Cette obligation a bien été vue par Jacques Fontanille qui note que
reconnaître que l’actant est (a) un corps, c’est aussi s’interroger sur les effets de ce corps sur la sémiosis [notre anasémiose] et sur les instances de discours qui la prenant en charge », [mais aussi] « sur la théorie de l’acte et de l’action [notre catasémiose], dont il est l’opérateur. (Fontanille 2004 : 17)
- 1 Ainsi Denis Bertrand (2000 : 7) soutient que si l’objet de la discipline est le sens, la sémiotique (...)
5Les deux processus peuvent certes être étudiés séparément ; et l’attention peut même se focaliser, à bon droit, sur un stade seulement d’un des deux processus. C’est d’ailleurs ce qu’a fait un pan non négligeable de la tradition sémiotique. La discipline s’est souvent limitée à l’étude rigoureuse non pas du processus d’anasémiose, mais au résultat de celui-ci : le sens, appréhendé dans sa systématicité, et même – autre restriction – à ses seules manifestations textuelles1. Certains courants philosophiques font le choix inverse : ils posent l’action comme première, antérieure donc à toute perception.
6Ces restrictions de point de vue, tout légitimes qu’elles soient, ne doivent pas faire oublier que les deux processus sont indissolublement liés par un lien de présupposition. De première part, une anasémiose sans catasémiose serait dépourvue de toute utilité. D’autre part, dans la mesure où elle ne se borne pas à de simples phénomènes mécaniques, une action sur le monde prend nécessairement son origine dans un sens alloué à ce monde et à ses acteurs.
- 2 On définit généralement le sens par son caractère négatif, ou différentiel. Or une différence, ou u (...)
- 3 Selon le deuxième principe de la thermodynamique, le monde consomme l’énergie qui y est potentialis (...)
7Cette postulation réciproque apparaît plus nettement encore si l’on fait intervenir la notion d’énergie, qui peut jouer un rôle dans une théorie du sens unifiée, puisque le sens peut être défini comme du travail potentialisé2. On sait en effet que les formules de la théorie de l’entropie (ou dispersion d’énergie) sont formellement identiques à celle de la néguentropie, au signe près. En d’autres termes, il suffit de renverser le signe devant la valeur d’un objet de ces champs pour obtenir la valeur de l’objet correspondant dans l’autre. On sait aussi que l’information est la néguentropie (Bonsack 1961). On peut donc en déduire que l’anasémiose serait un mouvement d’acquisition d’information et la catasémiose un mouvement d’actualisation de cette information, une actualisation ou une effectuation qui va donc dans le sens d’une entropie croissante3.
8Si la catasémiose est le pendant de l’anasémiose, il faut cependant prendre garde que les deux mouvements ne sont pas exactement parallèles. En effet, l’anasémiose permet l’élaboration de la catégorie, par un processus de regroupement (Klinkenberg 2004, 2009). À partir d’une multitude de particuliers, on élabore un seul général. La catasémiose, tout naturellement, procède en sens inverse : à partir du général – la catégorie – elle procède à une particularisation, son terme étant une action déterminée.
9Ceci ne va pas sans une conséquence importante. Le regroupement est payé par une perte d’information. Et ce qui a ainsi été perdu ne peut jamais être retrouvé dans le mouvement de particularisation catasémiotique. C’est ce qui explique que les actions, les comportements, les attitudes, présentent fatalement un trait d’inadéquation ou d’inappropriation. (Prenons un exemple simplifié à l’extrême, mais éloquent : la fréquentation répétée de ruminants placides peut m’amener à construire la catégorie correspondante. Mais je puis m’inscrire à un safari en Afrique, et y rencontrer des buffles, individus que je pourrais aisément indexer sur ladite catégorie. Si, au nom de cette catégorisation, je m’approche sans méfiance, le résultat est clair : je risque bien de me faire piétiner). Action déterminée ne signifie donc en aucun cas action adéquate. Sans doute, ce double processus de généralisation et de particularisation, avec son corollaire qu’est la perte d’information, est-il l’origine de nos imperfections, de nos tâtonnements, erreurs tragiques ou méprises grotesques.
10La complémentarité de l’anasémiose et de la catasémiose a une autre conséquence : c’est qu’on est en droit de parler de pulsion actionnelle, ou transformative.
- 4 Parfois, la seule vision de nourriture produit la salivation, de manière réflexe.
11En effet, si l’anasémiose postule une pulsion interprétative, et si l’anasémiose implique la catasémiose, alors, celle-ci postule nécessairement cette pulsion, de même qu’une potentialisation suppose une effectuation. Et ces deux pulsions s’orientent réciproquement : les informations interprétées répondent à des besoins, ces besoins demandant à être satisfaits, et la quête de cette satisfaction déclenche la mise en service d’une grille interprétative. Par exemple, l’identification d’une entité catégorisée comme nourriture implique la possibilité de consommer celle-ci. Et, de manière symétrique, le besoin d’alimentation active les mécanismes interprétatifs permettant d’extraire de l’environnement les entités correspondant à la catégorie nourriture4.
12Ainsi, une sémiotique qui négligerait la catasémiose serait par nature incomplète. Si une partie importante de la discipline a fait l’impasse sur le phénomène, certains phares de la sémiotique – on pense à Peirce ou à Eco – ont bien pointé son intérêt. Mais, comme on va le voir, il s’en faut de beaucoup que les descriptions et explications qu’ils en donnent soient satisfaisantes.
13Si le premier aspect de la corporéité sémiotique n’a que récemment donné lieu à des études approfondies, la prise en considération de la catasémiose est plus récente encore.
14Si l’on fait litière de l’exception notable de la rhétorique, qui a théorisé il y a plus de vingts siècles l’action symbolique sur autrui – notamment avec le concept de pathos –, il a fallu attendre la seconde moitié du XXe siècle pour voir affirmée « l’idée selon laquelle le langage dans la communication n’a pas principalement une fonction descriptive, mais une fonction actionnelle » (Moeschler et Reboul 1994 : 17-18). Ce qui a donné naissance à cette branche des sciences du langage qu’est la pragmatique. Encore le champ d’action de cette pragmatique comme discipline ne couvre-t-il qu’une toute petite partie du processus de la catasémiose : comme on va le rappeler, les pragmaticiens n’envisagent pas la totalité des actes sémiotiques qui affectent et transforment le monde ; conformément à la tradition, ils privilégient les actions langagières, et, parmi celles-ci, celles qui affectent les interactions entre partenaires et non celles qui agissent sur leur environnement.
15On conçoit donc que les rapports institutionnels entre sémiotique et pragmatique soient encore à ce jour des plus ténus. Moeschler et Reboul, bons représentants de la seconde, estiment même que ces disciplines n’ont rien à voir entre elles (1994 : 503-504). C’est un point de vue que l’on peut évidemment comprendre chez ceux qui, s’intéressant aux faits dont s’occupe la pragmatique, se sont forgé une conception restrictive et dépassée de la sémiotique (bien des sémioticiens portant évidemment la responsabilité de cette restriction) : les auteurs n’y voient en effet que l’étude de relations fixes entre signifiants et signifiés, relations s’établissant au sein d’un code rigide et coercitif. Mais si on n’assigne pas à la sémiotique ce terrain finalement étriqué, alors cette discipline a bien une nécessaire dimension pragmatique. Ce point de vue élargi – qui était également celui de Greimas lorsqu’il mettait au point les concepts de modalité, de factitivité et de manipulation – est évidemment le nôtre, et nous tenons, en tant que rhétoriciens, que l’énoncé n’est pas un sens pur mais aussi, entre autres choses, un moyen d’agir sur le monde et sur les partenaires ; de modifier les représentations et les modes d’action de ces partenaires. On peut donc réintégrer la perspective pragmatique à la sémiotique et, sans crainte de se faire taxer d’impérialisme, affirmer que la pragmatique est la partie de la sémiotique qui voit le sens comme condition de l’action.
16Il s’en faut toutefois de beaucoup que la pragmatique ait cadastré tout le champ de la « fonction actionnelle » des langages. La prise en considération de cette fonction s’est prudemment et angéliquement limitée aux actes effectués du seul fait de l’énonciation. Dans la triade classique acte locutionnaire, acte illocutionnaire, acte perlocutionnaire, il est patent que la pragmatique – qui avait laissé à la linguistique proprement dite l’étude des actes locutionnaires –, s’est principalement attachée à l’étude des actes illocutionnaires, au motif que la différence entre le perlocutionnaire et l’illocutionnaire « tient à la présence dans le second d’un aspect conventionnel dont le premier est privé » (Moeschler et Reboul 1994 : 62). Mais dans la mesure où la perspective pragmatique fait « appel à des processus où la part de conventionnalité est très réduite », et reposant sur des informations « directement tirées des perceptions du monde extérieur » (id. : 503), on comprendrait mal qu’une pragmatique complète ne prenne pas davantage en considération le perlocutionnaire et, au delà, l’action effective sur le monde.
17C’est une même timidité que l’on observera chez les continuateurs d’un des fondateurs de la pragmatique, Charles Sanders Peirce. À moins qu’il ne faille parler d’hésitation.
18Pour Peirce et ses disciples (Marty, § 60), la semiosis ou sémiose est « un processus qui se déroule dans l’esprit de l’interprète : il débute avec la perception du signe et se termine avec la présence à son esprit de l’objet du signe ».
19Un tel schéma (où le verbe « se termine » ne doit pas être pris au pied de la lettre, comme on va le voir) présente deux difficultés. La première est la nature du rapport entre ce processus « se déroulant dans l’esprit » et la perception qui en serait l’origine : on ne sait trop si la perception est ici considérée comme un élément du processus ou si elle en est le déclencheur. Dans la première hypothèse, la perception serait purement « spirituelle », ce qui constituerait une contradiction dans les termes – une perception spirituelle ! – ou, au minimum, dénoterait une conception bien solipsiste de ce processus. Dans la seconde, il resterait à expliquer comment la perception (non mentale) s’articule au processus de sémiose (mentale). C’est à cette explication, absente de tous les travaux sur le sens, que se consacre notre travail en cours.
20La seconde difficulté est plus importante : elle est que si la sémiose ainsi décrite est vue comme un processus, la description qui en est donnée privilégie l’input. Bien que Peirce ait décrit deux mouvements – l’upshifting, qui va de l’objet au signe, et le downshifting, retour à l’expérience et donc à l’objet –, sa théorie ne les décrit pas avec la même précision : en effet, ce qui est principalement dit de l’output de la sémiose est qu’elle débouche sur un interprétant logique final.
21Or, le statut de cet interprétant est sujet à discussion. On sait qu’il est fréquemment défini comme « l’habitude que [l]e concept est destiné à produire » (5.491) et que l’habitude est celle « d’agir d’une certaine façon, chaque fois que l’on souhaite un résultat déterminé » (id.). Mais les lectures que l’on a faites de cette notion d’habitude divergent : pour Marty (§ 60, sur la sémiose), l’habitude est clairement une démarche interprétative et non une classe d’actions matérielles. Umberto Eco, lui, tire davantage Peirce du côté de l’action en le résumant de cette manière : « Les interprétants logiques finaux sont les habitudes, les dispositions à l’action, et donc à l’intervention sur les choses, vers quoi tend toute la sémiose » ; et de poursuivre : « L’interprétant d’un signe peut être une action ou un comportement » (1988 : 204). Une position qui semble s’orienter en direction d’une pragmatique complète, prenant l’action et le corps en considération. Mais le raisonnement prend tout à coup un tour qui ne va pas particulièrement dans ce sens, et débouche même sur ce qui peut être décrit comme une pirouette : « Comment l’homme agit-il sur le monde ? Par le moyen de nouveaux signes ». Ainsi « au moment même où la sémiose semble s’être consumée dans l’action, nous sommes de nouveau en pleine sémiose » (id.). Ceci, qui cadre mal avec d’autres positions de l’auteur, constitue presqu’une adhésion déclarée au principe d’autonomie, ou à tout le moins de clôture de la sémiose sur elle-même.
22Que l’on nous entende bien : il n’est pas question de nier que le signe puisse déclencher l’action sur le monde. Ce serait contradictoire avec l’idée même de catasémiose. Il ne s’agit pas non plus d’oublier que si le processus de sémiose s’abolit dans l’action, cette dissolution peut être le début d’un nouveau cycle. Nous allons d’ailleurs y revenir également.
23Il s’agit de souligner que les descriptions de la sémiose que nous venons d’examiner laissent dans l’ombre une incontournable étape intermédiaire entre les catégorisations à quoi aboutissent l’anasémiose et l’habitude. Or cette étape est la condition même de cette dernière : c’est celle de l’action, c’est-à-dire le processus qui permet de sortir – fût-ce momentanément – du système sémiotique pour réintégrer le système physique dont ce dernier est issu. Avant de pouvoir dire que l’on agit de manière répétée pour obtenir « un résultat déterminé », il faut évidemment d’abord avoir constaté une action.
24L’oubli de cette importante composante de la sémiotique peut être interprété comme une nouvelle marque du mépris pour la corporéité, mépris qui caractérise de larges courants sémiotiques. Car, quelles que soient les descriptions qu’on en donne, les actes de réinterprétation, qui sont constitutifs de la chaîne peircienne, ont eux aussi un substrat corporel. Bien sûr, cela n’exclut pas une différence entre ces réinterprétations et l’effectuation musculaire, mais ces actions sont entre elles comme ce que l’on appelle en informatique le matériel et le logiciel.
25La même correction doit être apportée à la description que Umberto Eco donne de l’action symbolique sur le monde. D’une part, les signes constituant l’action peuvent bien être ceux qui permettent l’explication, la persuasion, la négociation ou la production de symboles : ils passent de toute manière par le corps, et c’est pourquoi nous parlions d’une étape incontournable. Parler est une activité mettant en branle des processus musculaires orientés, comme aussi produire un texte qui sera lu, ou tracer une courbe qui sera à son tour perçue et interprétée ; entre le mot que la bouche profère et l’outil que la main manie, entre la mimique qui signifie et le geste qui transforme la matière, il n’y a pas, de ce point de vue, de différence. D’autre part, Eco, comme la majeure partie des pragmaticiens, se concentre surtout sur des activités symboliques, comme ordonner, répondre, conseiller, qui ne semblent pas présenter de dimension physique spectaculaire : sur des « faire » qui semblent n’être que des « dire ». Cette préférence ne doit toutefois pas faire oublier que ces actes ont de toute manière un output matériel, mais situé en aval, dans la chaîne sociale : si un ordre – verbal – est donné à un militaire, il y a toujours, à un moment donné, un doigt qui presse, ou qui s’abstient de presser, une gâchette. Et il est significatif également que la sémiotique de la manipulation, programmée par Greimas et Courtés (1979 : 220), ait surtout envisagé des « faire cognitifs », faisant passer les « faire somatiques » au second plan.
26Ces précisions n’excluent pas que la dissolution de la sémiose dans l’action puisse être le début d’un nouveau cycle (et c’est pourquoi nous insistions sur le caractère momentané de la sortie du cycle sémiotique). Comme le suggère la figure 1, la sémiotique cognitive prévoit bien une sémiose infinie. Mais il ne s’agit plus ici d’un renvoi d’interprétant à interprétant : puisque l’action a modifié le monde, une nouvelle anasémiose peut en surgir, et déboucher à son tour sur une nouvelle action. On pourrait donc corriger la phrase d’Eco de la manière suivante : « au moment même où la sémiose semble s’être consumée dans l’action, les conditions sont créées d’une nouvelle sémiose ».
27Mais si anasémiose et catasémiose peuvent se succéder indéfiniment, dans une relation cyclique, ces phénomènes ont intérêt à rester distincts en droit. Il est peu rentable de les diluer dans un procès unique, de la même manière qu’il est peu économique de regrouper sous le même nom de signe tous les processus catasémiotiques (l’anticipation que permet la catégorie, puis l’effectuation), tous les processus anasémiotiques et tous leurs produits (la segmentation du champ, la catégorie).
28Les mécanismes fondamentaux d’interface à l’œuvre entre le monde et le sujet sont identiques dans le cas de l’anasémiose et de la catasémiose. Si l’anasémiose peut se laisser décrire comme un enchaînement de modules traduisant le digital en analogique et vice-versa, on peut en effet, sans trop prendre de risques, postuler que la catasémiose consistera elle aussi en une série de traitements par des modules spécialisés, intermédiaires entre le traitement des informations par le cortex et les effectuations sur le monde.
29Il nous faut donc nous arrêter un instant sur ce qui est connu du processus d’anasémiose (Groupe µ 1998, 2011).
30Ce mécanisme ne serait pas possible si nos organes n’étaient pas équipés pour comparer les stimuli voisins entre eux. Or qui dit comparaison dit automatiquement faculté de distinguer au moins deux occurrences sensorielles. L’appareillage produisant la comparaison doit donc obligatoirement comporter au moins deux récepteurs, ou permettre de mesurer deux états d’un même phénomène à deux moments distincts. C’est le principe du contraste élémentaire, ou dipôle, qui se ramène à la perception différentielle d’une grandeur physique (par exemple l’intensité lumineuse). Or, on constate bien que ce principe, sans lequel il n’y aurait ni information ni sens, est général dans la nature.
31Cette simple description fournit l’amorce d’un schéma général qui se révèle fondamental dans l’architecture des circuits de l’information, et même pour la compréhension de ce dernier concept : il ne suffit donc pas de percevoir le monde pour en tirer une information, mais il faut le percevoir deux fois. Cette perception dipolaire est la stratégie que l’individu vivant a mis au point pour gérer soin environnement. Cet individu est en effet plongé dans de nombreux flux entrecroisés : flux de matière (le vent, les courants d’eau, la nourriture…), flux d’énergie (la chaleur solaire, la pesanteur…), flux de radiations diverses (la lumière, le son…). Tous ces flux sont orientés, et caractérisés par une variation le long d’un axe, c’est-à-dire un gradient. Vivre revient à se situer parmi ces gradients. Et le dipôle est l’outil utilisé par les êtres vivants pour atteindre ce résultat. Or, pour repérer un gradient il faut non seulement être sensible à la grandeur qui le caractérise, mais aussi être capable de le mesurer en deux points pour identifier la direction du changement ainsi que son intensité. Ces deux points forment un dipôle. Le gradient crée des contrastes dans l’espace (ou dans le temps). Dès lors, il faut deux senseurs couplés pour les percevoir ou bien un senseur unique percevant la grandeur à deux moments différents.
32Nous pouvons à présent revenir à la catasémiose.
33En réintégrant le monde physique dont elle est issue, la sémiose mobilise les muscles. Les muscles en cause ne sont bien entendu pas nécessairement ceux de la locomotion : il peut s’agir de l’ouverture d’un sphincter pour libérer une substance active, etc. L’important est de noter, que, tout comme les senseurs, ces effecteurs musculaires sont nécessairement au nombre de deux au moins, afin de permettre des réactions appropriées à la nature directionnelle des flux.
- 5 Toutes ces considérations attirent également l’attention sur les avantages que procure la symétrie (...)
34Si cette bipolarité est nécessaire, c’est qu’une action musculaire développe une force, laquelle nécessite un point d’appui et un point d’application. Il est bien sûr possible de se servir d’une élasticité, d’un « effet ressort », pour le mouvement inverse : dans ce cas un seul effecteur suffit, mais le second est alors remplacé par la structure élastique inerte. Dans tous les cas, deux points au moins restent donc nécessaires5.
- 6 Dans ce schéma, O désigne l’origine du flux et X sa direction, P la propriété en cause, S le senseu (...)
Figure 2. De la perception à l’effectuation6
- 7 De même les poissons de rivière se divisent en anadromes (qui remontent le courant, comme la truite (...)
35La partie inférieure de la figure 2 montre que l’interprétation débouche sur une décision, qui peut par exemple consister en un ordre, dont l’exécution mobilisera nécessairement aussi des muscles. Elle rend aisément compte des phénomènes de tropisme. Par exemple, le ver de terre fuit la lumière : c’est donc bien qu’il perçoit d’où elle vient et est capable d’interpréter cette information pour ordonner la fuite, là où un autre organisme (un papillon de nuit par exemple) prendra la décision inverse7. Il existe en effet trois réactions possibles face à un gradient : le suivre (tropisme négatif), le rebrousser (tropisme positif), et ne rien faire (indifférence). Les effectuations modifiant la position des senseurs, le dispositif complet équivaut à une cellule cybernétique, avec sa rétroaction.
36Le problème à résoudre, pour le système vivant, est de transformer les impulsions discrètes, digitales, qui constituent la forme nerveuse de l’information, en actions musculaires continues et analogiques. Celles-ci sont en effet analogiques dans la mesure où elles sont graduées en intensité et en direction.
37Cette question du passage du digital à l’analogique a déjà largement été commentée (Groupe µ 2011), mais dans une perspective principalement anasémiotique. La description sommaire que nous donnerons ici de ce qui est connu sur ce processus complétera ces précisions.
38L’interface de sortie que nous cherchons est le lieu cellulaire où une terminaison nerveuse transmet ses signaux aux myofilaments. Deux transformations successives y ont lieu, exactement comme pour l’interface sensorielle, mais opérant cette fois dans l’ordre inverse :
39▪ transformation d’impulsions électriques en énergie chimique ;
▪ transformation de cette énergie chimique en énergie mécanique.
- 8 Il est piquant de remarquer que l’évolution n’a pas suscité l’apparition d’un outil musculaire réve (...)
40Le résultat final est une modification des propriétés élastiques des myofilaments, qui se raidissent en se contractant. Plus précisément à ce niveau deux réponses sont possibles, également importantes : la contraction et l’inhibition8.
41Jusqu’ici le système demeure donc intégralement digital : les impulsions nerveuses sont toutes semblables et les contractions musculaires également.
42La conversion du digital en analogique va pouvoir être réalisée grâce à la nette différence qui existe entre les constantes de temps d’un nerf et d’un muscle. En effet les impulsions nerveuses excitatrices ont une durée très brève (de l’ordre de 20 ms) et peuvent être acheminées à des cadences très élevées (par exemple 50 par seconde), alors que la contraction ou phase de « secousse » d’une fibre musculaire est considérablement plus longue (+/- 100 ms). Si une impulsion déclenche une contraction, l’impulsion suivante peut arriver avant que la contraction soit terminée. Il a été observé que la contraction persiste, sans interruption ni affaiblissement, lorsque les signaux excitateurs atteignent une fréquence de 50 par seconde. De même, comme un tendon est raccordé à de nombreuses fibres musculaires, il y a fusion et sommation des contractions de ces fibres.
43En synthèse, un train d’impulsions digitales, toutes semblables, aboutit à la contraction d’un muscle et à un mouvement analogique.
44Ces mécanismes permettent au final de comprendre comment un sens, dont la description s’accommode de procédures digitales, peut être associé à une action sur le monde, descriptible en termes analogiques.
45Mais si la description que nous venons de donner permet d’expliquer techniquement comment le sens, dont le substrat est digital, peut s’articuler à un monde et à un univers qui ne le sont pas, elle n’épuise pas la question des raisons et des fonctions de cette articulation, sur quoi il nous faut à présent nous pencher.
46La catégorie, que présuppose le signe et que l’anasémiose a permis de construire, joue également un rôle important dans la catasémiose. Une représentation du monde sans catégorisation, serait non seulement impossible (Klinkenberg 2004, 2009 ; Groupe µ 2015b), mais elle serait aussi sans utilité, car elle serait en deçà de toute capacité de manipulation : elle ne donnerait aucune prise à des réactions ou à des comportements susceptibles d’agir sur le monde de façon ordonnée et cohérente.
47De la même manière que sur le versant anasémiotique, elle permettait une économie cognitive, elle permet aussi une économie énergétique sur le versant catasémiotique, en autorisant la routinisation des tâches répétitives (routinisation qui définit l’outil).
48Ici encore, les niveaux de catégorisation varient de la même manière que dans l’anasémiose. Un niveau (localement) optimum est atteint par le jeu de deux forces contraires que sont l’économie et la rentabilité.
49Les systèmes de signes y jouent également un rôle. Plusieurs de leurs propriétés sont pertinentes ici :
50▪ stabilisant la catégorie (notamment en renforçant sa stabilisation interindividuelle), ils facilitent la répétition des actions sur lesquelles elle peut déboucher : en d’autres termes, ils renforcent la routinisation en question ;
▪ constituant une sémiose indirecte, ils permettent d’expérimenter sur des substituts au lieu d’expérimenter sur des choses. C’est particulièrement le cas des récits, qui intègrent d’une part une dimension syntaxique, d’autre part une dimension sociale : ils fournissent des cadres permettant de donner sens aux actions des sujets et de leurs partenaires (Gallagher 2006 ; Gallagher et Hutto 2008). Cette fonction expérimentative est rendue possible par les règles dont sont munis ces systèmes de signes (Schummer 1996). Ce derniers deviennent ainsi ce qu’Ursula Klein (2001) appelle très justement des « outils de papier » (paper tools), en soutenant que leurs aspects pragmatiques et syntaxiques les rendent entièrement comparables à des outils physiques de laboratoire.
51Pour que la chaîne sémiotique complète puisse être décrite, il faut évidemment mobiliser d’autres concepts que la catégorie et le signe.
52Parmi ceux-ci
- 9 La « théorie de l’esprit » les définit comme faisant partie d’une bibliothèque de types permettant (...)
- 10 La théorie du cerveau triunique (où par exemple le cerveau reptilien est en charge des comportement (...)
53▪ la mémoire (présupposée autant par le signe que par la catégorie), qui emmagasine des informations susceptibles d’être retrouvées ultérieurement à la demande ;
▪ l’intention (avec le désir et la croyance, qui en sont le soubassement) ainsi que la décision. Quel que soit le statut que leur donnent les divers paradigmes cognitivistes9, ces « états mentaux » prennent place dans la séquence d’envoi d’instructions aux muscles. Que le degré de conscience d’une décision et la place exacte de cette dernière dans la séquence soient des phénomènes très controversés aujourd’hui10 n’enlève rien à leur importance.
54La catégorie, la mémoire et le signe allongent la sémiose, mais, surtout, renforcent sa socialité.
55Nous sommes ainsi amenés à dépasser le cadre étroit du rapport individualisé entre le sujet et l’objet, dans lequel on ne peut enfermer ni l’anasémiose ni la catasémiose.
56Dans le cas de cette dernière, on peut par exemple observer que l’outil – qui est un instrument de catasémiose (Groupe µ 2013) – est de plus en plus souvent devenu un outil collectif. Pour reprendre un exemple de Paolucci :
la capacité d’une équipe de chirurgiens de résoudre des problèmes ne se situe pas dans leurs représentations ni dans les actions des membres individuels de l’équipe. Au contraire, elle se distribue plus globalement dans l’intersubjectivité de l’équipe, dans les artefacts matériels du laboratoire déterminant les perceptions de chaque individu, dans les répertoires de procédures et de protocoles qui règlent le savoir-faire de l’équipe et enfin dans les inférences que ladite équipe produit au cours de l’opération à partir des expériences précédentes. La cognition et la pensée ne sont plus considérées comme une partie de l’esprit et ne sont plus dépendantes des inférences d’un individu spécifique, mais sont distribuées à l’intérieur de systèmes plus complexes que nous devons donc analyser en tant que Gestalten irréductibles à une somme de parties. (Paolucci 2012 : 306)
57Il faut donc penser les instances que sont les usagers et les tâches comme des « nœuds d’un système fonctionnel entièrement supra-individuel, dans lequel l’activité cognitive a lieu parce qu’elle est distribuée entre des instances coparticipantes à l’activité en cours » (2012 : 306). Une socialisation dans laquelle routine, individus et outils sont étroitement associés.
58Cette intrication est particulièrement spectaculaire avec les produits de la complexification technique : la mise en marche d’un module d’exploration interplanétaire suppose assurément une chaîne d’innombrables de dispositifs, tant anasémiotiques que catasémiotiques, comme aussi une collectivité nombreuse et soudée d’intervenants divers, solidairement responsables. Et il est de fait que nombre d’outils structurent des relations sociales (laboratoire, cockpit d’avion de ligne, salle d’opération, mais aussi bibliothèque ou autobus). Mais cette imbrication se manifeste spectaculairement dès les débuts de la vie sociale, qu’elle soit animale ou humaine. La chasse en groupe et les activités guerrières en offrent de bons exemples. Tout groupe impliqué dans une tâche peut donc être considéré comme un outil, et, pour le dire d’une manière plus imagée, il est lui-même une part intégrante des outils qu’il mobilise. À la limite, un État peut être considéré comme un outil (on a décrit le IIIe Reich comme une « machine de guerre »), comme aussi une philosophie ou une idéologie : la chrétienté ou l’islam peuvent, dans certaines de leurs manifestations historiques, être décrits comme tels.
- 11 Edwin Hutchins (1996), pour qui la cognition est nécessairement une « cognition distribuée » : un s (...)
59On doit donc compléter la description des processus d’anasémiose et de catasémiose, dont seule la manifestation individuelle avait été commentée jusqu’à présent. Il est à présent évident qu’un important continuum relie le sens et un autre corps : le corps social. Le sens est donc un système distribué sur une multiplicité d’instances, l’individu n’étant que l’une d’elle11.