Les mondes virtuels sont utilisés dans différents contextes éducatifs, pour mettre l’usager en situation d’apprentissage, pour l’aider à comprendre le sujet traité, pour favoriser la naissance d’un sentiment de présence et d’appartenance sociales, pour donner une dimension ludique à l’activité d’apprentissage, etc. Depuis les années 1980, un grand nombre de plateformes éducatives ont notamment pris la forme de campus virtuels, entretenant une analogie plus ou moins forte avec le campus (Peraya et al., 2008). À côté des dispositifs numériques dédiés à l’apprentissage dans un cadre d’éducation formelle, les mondes virtuels se sont également immiscés dans de nouvelles formes médiatiques, telles que les jeux « sérieux » (serious games) ou les webdocumentaires, visant à modifier des comportements, à communiquer des connaissances ou à sensibiliser à une thématique sur un mode ludique, plus attractif et immersif.
2L’un des enjeux de ces dispositifs éducatifs, en éducation formelle ou non formelle (Jacobi, 2001), réside dans la manière dont les informations communiquées sont comprises par l’usager. Au cours de sa consultation, celui-ci s’en construit une représentation mentale, qui dépend des informations qu’il a parcourues mais aussi de la forme du document consulté. La présente contribution s’intéresse en particulier à cette question des effets de la forme d’un hypermédia de type « monde virtuel » sur la compréhension des contenus qu’il véhicule. Cette question n’est pas abordée en termes de performance (l’usager comprend-t-il mieux ou non ?). Il s’agit plutôt, à partir d’une étude empirique de type expérimental, de chercher à savoir si les mondes virtuels conduisent à une compréhension différente des informations, à l’élaboration d’une représentation mentale des contenus qui serait liée à l’univers créé. Dans la foulée de cette première hypothèse, nous nous interrogeons également sur le rôle du comportement de consultation de l’usager dans la manière dont il comprend les informations.
3Le cadre conceptuel de cette recherche trouve ses fondements dans la sémiotique cognitive (Brandt, 2003). Au croisement de la sémiotique et des sciences cognitives, elle se penche sur la communication en la considérant à la fois comme une situation fondée sur un système de signes, et comme une situation co-construite qui fait intervenir les capacités interprétatives et inférentielles des interlocuteurs. Elle s’intéresse aux relations entre les systèmes sémiotiques et les processus cognitifs. Notre questionnement de recherche sera notamment abordé à travers l’approche théorique de la théorie de la métaphore conceptuelle (Lakoff et al., 1985). La métaphore permet en effet de définir comment un concept, l’hypermédia, peut être compris dans les termes d’un autre concept, l’univers auquel le monde virtuel fait référence.
L’activité cognitive de l’usager d’un hypermédia a été étudiée à travers la notion d’interactivité. À côté d’une interactivité machinique et relationnelle, l’interactivité cognitive est le processus par lequel s’opère une construction de sens à partir de la manipulation du dispositif par l’usager (Jacquinot, 1993). Elle se centre sur la manière dont l’usager se sert d’un dispositif pour élaborer une représentation mentale du document et de ses contenus. Cette activité « permet, à travers l’organisation d’un discours didactique, porté par un support médiatique (…), de faire partager, entre celui qui enseigne et celui qui apprend, un processus de production de sens, qui rende le spectateur ou l’interactant capable de construire son propre parcours d’apprentissage » (Jacquinot, 1993, 4). Le support soutient certaines formes d’élaboration de sens (Dillon, 2000 ; Otter et al., 2000). Les usagers ne cherchent pas consciemment à naviguer dans un dispositif, ils interagissent plutôt avec la signification des informations et mettent celles-ci en relation (Wenger et al., 1996).
5Au niveau de la structure du document, chaque type d’organisation aurait des implications particulières sur la consultation et le traitement du contenu par l’usager (Tung et al., 2002 ; Tricot, 2003). Fastrez (2002 ; 2005) a montré de manière expérimentale que la structure joue un rôle dans la compréhension des contenus d’un hypermédia. Les différences en termes de structuration ont un effet sur le comportement de consultation des usagers, mais affectent également la manière dont les usagers comprennent et organisent les connaissances acquises en consultant les unités d’informations.
6Au niveau de l’interface, Boechler et Dawson (2005) ont montré que l’organisation et la nature des éléments présents dans l’interface influencent la manière dont un hypermédia est consulté. L’interface intervient également dans la problématique de l’orientation de l’usager (Tricot, 2003), où il a souvent été question de comparer l’hypermédia avec le document papier (Lévy, 1990 ; Ebersole, 1997).
7Le document papier constitue d’ailleurs une des premières métaphores utilisées pour concevoir un document numérique de type hypermédia. Cette métaphore est apparue dans les applications informatiques au cours du processus d’ouverture de ces produits vers des utilisateurs non informaticiens. Cette approche a été développée pour renouer avec les contextes d’utilisation connus des usagers (Elm et al., 1985 ; Benest, 1990 ; Platteaux et al., 1998 ; Barr et al., 2003 ; Guadalupe Muñoz, 2000 ; Ramdasi, 2001). Le système est alors vu comme un modèle dynamique du monde réel, dans le sens où il simule la même activité que celle des individus, en répliquant ce qui se passe dans le monde réel (Madsen, 2000). C’est notamment le cas pour les métaphores spatiales, qui cherchent à faire reproduire par l’usager son type de déplacement dans un espace réel, en s’appuyant sur l’analogie entre l’espace euclidien et l’espace virtuel (Shum, 1990 ; Kim et al., 1995 ; Dieberger,1995 ; Dieberger, 1997 ; Dieberger et al., 1998 ; Padovani et al., 2003).
8La métaphore est perçue comme une aide à la navigation parce qu’elle favoriserait l’apprentissage du système (Neale et al., 1997 ; Gentner et al., 1996 ; Saffer, 2005). Elle améliorerait par ailleurs la compréhension de sa structure (Nielsen, 1995 ; Rouet et al., 1996 ; Mukherjea, 1999 ; Carioca et al., 2002 ; Hansen et al., 2002) et de ses fonctionnalités (Richards et al., 1994 ; Smilowitz, 1996 ; Uden et al., 2000 ; Hsu et al., 2003). Ces différents effets de la métaphore sur la navigation et la compréhension ont toutefois été mis en cause par un certain nombre d’études (Laurel, 1993 ; Baron et al., 1996 ; Toms et al., 1996 ; Blackwell, 1998 ; Schwartz et al., 1998 ; Stanton et al., 2000 ; Hamilton, 2000 ; Poyet, 2002-2003).
9Du point de vue éducatif, les effets de la métaphore sur la mémorisation des contenus ont été mis en évidence par Wells et Fuerst (2000) et par Blackwell (1998). La métaphore soutient également les comparaisons (Meyer, 2001), la recherche active d’explications (Neale et al., 1997) et les apprentissages (Harper et al., 2000 ; Armani et al., 2002 ; Rocci et al., 2003).
10Dans le cadre des espaces numériques de travail, l’étude de la métaphore du campus virtuel a permis d’envisager la métaphore comme soutien du travail collaboratif (Dillenbourg et al., 1999 ; Maher, 1999) et des comportements d’apprentissage (Cronjé, 2001 ; Miao et al., 2001 ; Peraya, 2001). Elle invite les usagers à reproduire des comportements d’apprentissage qui ont lieu dans un campus réel. Wilson (1995) et Poyet (2002-2003), en associant l’environnement d’apprentissage virtuel à un outil de construction et de traitement de connaissances, montrent que le choix de la métaphore influence la façon de percevoir l’apprentissage.
Ancrée dans la sémiotique cognitive, la présente recherche s’appuie sur trois approches théoriques : la théorie de la métaphore conceptuelle (Lakoff et al., 1985), la théorie de l’intégration conceptuelle (Fauconnier, 2001 ; Fauconnier et al., 2002) et la théorie de la cognition distribuée (Hollan et al., 2000 ; Hutchins, 2002 ; 2005). La compréhension est considérée comme un processus qui consiste à mobiliser une série de concepts et à les mettre en relation en vue de donner du sens à un phénomène ou à une situation. Ces trois approches théoriques permettent de comprendre comment se forment des représentations mentales à partir de la consultation d’un hypermédia construit comme un univers global et cohérent. La cognition dépend en effet fondamentalement de nos perceptions et de nos mouvements, de nos expériences corporelles et de nos interactions avec le monde (Violi, 2003).
12La théorie de la métaphore conceptuelle dépasse l’ancrage linguistique de la notion de métaphore, définie comme une figure de rhétorique, et la conçoit de manière plus générale comme un processus cognitif fondamental qui forme notre système conceptuel. Il s’agit d’un processus qui « permet de comprendre quelque chose (et d’en faire l’expérience) en termes de quelque chose d’autre » (Lakoff et al., 1985, 15). Il implique la projection d’un concept source sur un concept cible, source qui est souvent plus concrète ou plus physique que la cible. L’ensemble de nos concepts serait formé par projections métaphoriques, au départ de concepts directement issus de notre expérience corporelle avec notre environnement. La projection n’est pas totale, ce qui explique l’existence propre de ces représentations métaphoriques qui ne sont pas assimilables ni à la source, ni à la cible. Dans le cas des mondes virtuels, l’hypermédia devient partiellement l’univers du monde créé, tout en restant un document numérique. Mais l’usager fait l’expérience du dispositif dans les termes du monde virtuel.
13Alors que la théorie de la métaphore conceptuelle met l’accent sur le caractère fondamental et permanent du processus métaphorique pour former l’ensemble de notre système conceptuel, la théorie de l’intégration conceptuelle montre que la métaphore peut être un processus d’élaboration mentale temporaire, lié à une situation pragmatique. Elle permet en outre d’expliquer comment un processus métaphorique peut impliquer de multiples concepts à de multiples niveaux.
14La théorie de l’intégration conceptuelle (ou Blending Theory) soutient le point de vue que la compréhension est un processus à partir duquel les individus construisent, manipulent et connectent différents espaces mentaux. Les espaces mentaux sont définis comme des « petits paquets conceptuels » construits au moment où nous pensons et nous nous exprimons, dans le but de produire « localement » une compréhension ou une action (Fauconnier et al., 2002). Le Conceptual Blending implique la construction et la manipulation d’un réseau d’intégration conceptuelle composé d’un minimum de quatre espaces mentaux : deux (ou plus) espaces d’entrée (input spaces) qui contiennent la structure conceptuelle de différents domaines cognitifs, un espace générique qui contient la structure commune aux espaces d’entrée, et un espace mixte (blend) qui intègre une partie de la structure provenant des espaces d’entrée dans un ensemble cohérent et qui produit une structure émergente propre. À partir de cette nouvelle structure, qui intègre la représentation mentale du document numérique et la représentation mentale de l’univers créé (figure 1), l’usager construit des inférences en faisant « tourner le blend » (running the blend) de manière imaginative et dynamique. Ce nouvel espace va permettre de faire émerger de nouvelles actions, de nouveaux concepts, de nouvelles émotions et compréhensions (Coulson et al., 2000).
15Hutchins (2002) signale que le modèle de l’intégration conceptuelle a un problème de stabilité. En effet, les processus mis en œuvre dans le blend exigent que la structure conceptuelle soit représentée de manière à ce qu’elle permette la manipulation de certaines parties de la représentation, alors que d’autres parties restent stables. Une manière d’introduire de la stabilité dans le modèle réside dans des artefacts physiques. Dans ce cas, certaines ou toutes les structures apportées par un ou plusieurs espaces à l’entrée (inputs) peuvent avoir une forme matérielle. Ces espaces mentaux matériels sont considérés comme des ancres matérielles du processus cognitif (figure 1). Cette approche montre que le support lui-même joue un rôle important dans le processus d’intégration conceptuelle. Si le monde virtuel intervient dans la compréhension, c’est non seulement parce qu’il suscite la construction de représentations mentales mais aussi parce que le support matériel lui-même, dans sa forme et son contenu, intervient dans ce processus cognitif (figure 1).
16Une telle hypothèse est rendue possible par la théorie de la cognition distribuée. Elle étend ce qui est considéré comme cognitif au-delà de l’individu pour englober les interactions entre les gens, et entre les individus et les ressources de l’environnement. Elle est construite sur la base de deux principes. Premièrement, un processus n’est pas cognitif simplement parce qu’il survient dans un cerveau. Ce sont les relations fonctionnelles entre les éléments du processus cognitif qui marquent les limites de celui-ci, plutôt que leur co-localisation spatiale. Deuxièmement, la cognition distribuée rassemble un ensemble plus large d’événements cognitifs que ceux qui appartiennent directement au corps ou à l’esprit. L’environnement physique et social fait aussi partie du processus cognitif. Appliquée au document numérique, cette approche permet de présenter la consultation du dispositif comme le processus par lequel une activité cognitive émerge de l’interaction continuellement renégociée entre la structure interne qu’est l’esprit de l’usager et les structures externes que sont son corps et le document.
La méthode de recherche mise en place est de type expérimental (Tricot, 2007). À partir de données récoltées au cours de la consultation d’un hypermédia, elle vise à tester deux hypothèses.
Premièrement, nous cherchons à savoir si le recours à une métaphore globale et cohérente pour organiser la structure et l’interface d’un hypermédia de type monde virtuel produit des effets sur la construction d’une représentation mentale des informations communiquées (hypothèse 1).
19Deuxièmement, nous pensons que le comportement de consultation de l’usager peut jouer un rôle de variable de médiation. Il s’agit dès lors de vérifier si la présence d’une métaphore globale et cohérente pour former le dispositif influence la manière dont l’usager le consulte (hypothèse 2a) et si ce comportement influence à son tour la manière dont il comprend les contenus (hypothèse 2b).
Pour mettre à l’épreuve ces hypothèses, nous avons constitué trois conditions qui font varier la forme de l’hypermédia selon les modalités suivantes :
la présence d’une métaphore explicite (monde virtuel) pour organiser globalement la structure et l’interface du dispositif (condition Biblio) ;
la présence d’une métaphore implicite pour organiser uniquement la structure du dispositif, et à partir de laquelle le concept source ne sait pas être identifié (condition Texto) ;
l’absence de métaphore pour organiser l’hypermédia, aux niveaux de la structure et de l’interface (la condition HyperDoc).
La comparaison des conditions Biblio et HyperDoc permet d’observer les différences de résultats entre un hypermédia métaphorisé de type monde virtuel et un hypermédia « classique ». L’introduction de la condition Texto est nécessaire pour isoler l’influence qui serait due à une modification de la structure de l’hypermédia, introduite par la forme donnée par le concept métaphorique.
21Trois dispositifs hypermédiatiques ont donc été élaborés pour les besoins de l’expérience. Ces hypermédias prennent la forme de sites web développés en code html. Entre les trois versions, les textes et les illustrations (schémas, images et animations) sont identiques. Le contenu traite du fonctionnement technique d’internet et des enjeux y afférant. Afin de permettre la comparaison, deux types de liens ont été implémentés dans les trois hypermédias : des liens organisationnels et des liens associatifs (Carey et al., 1990). Les liens organisationnels définissent le type de structure propre à l’hypermédia, de type hiérarchique. Les liens associatifs forment une structure parallèle réticulaire commune aux trois hypermédias.
22Le concept source de la bibliothèque a été choisi comme métaphore de l’hypermédia. Elle fait de Biblio un espace virtuel dans lequel l’usager déambule à travers des étages, des rayons, et parcourt des livres au fil de sa navigation. Le contenu est structuré comme dans une bibliothèque universitaire, en trois étages principaux eux-mêmes divisés en rayons, et l’interface immerge l’usager dans une bibliothèque virtuelle (figure 2). Texto est structuré de la même manière mais la bibliothèque n’apparaît pas dans l’interface (figure 3). Pour HyperDoc, le contenu est organisé suivant une logique sémantique plutôt « classique » : une structure arborescente hiérarchique où les thèmes sont regroupés en catégories sémantiquement cohérentes par rapport à la structure du domaine conceptuel abordé. L’interface d’HyperDoc présente une logique de rubriques et sous-rubriques superposées (figure 4).
L’échantillon des participants à l’expérience se compose de 65 étudiants inscrits dans la filière Information et Communication à l’Université catholique de Louvain. Ils ont été répartis dans les trois conditions de la façon suivante : 23 sujets ont consulté Biblio, 21 sujets ont consulté Texto et 21 sujets ont consulté HyperDoc.
24Cette répartition a montré que les variables suivantes ont été contrôlées : l’âge des usagers, leur genre, ainsi que leur niveau et leur type de formation. Par ailleurs, l’expertise des participants a été contrôlée à trois niveaux au moyen de questionnaires : leur expertise en consultation d’hypermédia, leur expertise sur le domaine de contenu traité et leur expertise sur le concept source de la métaphore.
La récolte des données combine l’enregistrement des séquences de consultation d’hypermédia effectuée par les participants à l’expérience (au moyen du logiciel Morae® développé par la société TechSmith), et un questionnaire sous forme d’une fiche de prise de notes standardisée.
26Les sujets ont suivi la consigne de consultation suivante : « Pendant 20 minutes, tu vas consulter librement un site web qui donne des explications sur Internet (le thème du site, c’est Internet). Je te demande de chercher des informations pour m’expliquer, après ta consultation, les problèmes d’Internet. ». Les sujets devaient donc noter, au fur et à mesure de leur consultation, les informations qui permettaient de répondre à la consigne. Une fois la consultation (et la prise de notes) terminée, les sujets reformulaient leurs notes afin de les présenter à l’expérimentateur de la manière qui leur semblait la plus pertinente par rapport au contenu traité.
Les résultats obtenus confirment les hypothèses de recherche sur certains points (p < 0,05).
Concernant l’hypothèse principale (hypothèse 1), la représentation mentale des contenus, indiquée par le discours des sujets répondant à la consigne donnée (cf. Lakoff et al., 1985 ; Lakoff, 1987), est influencée par la présence du monde virtuel de la bibliothèque, mais aussi par la seule variation de structure de l’hypermédia. Les effets sont observés, d’une part, au niveau des catégories d’informations intégrées dans le discours des sujets après consultation (reformulation des notes prises) et, d’autre part, au niveau de la structure relationnelle de ce discours.
29Relativement au nombre d’informations mentionnées dans le discours (tableau 1, figure 5), les sujets qui ont consulté le monde virtuel Biblio élaborent un discours qui comporte davantage d’informations de types informatique et éthique que les autres sujets, avec une dominance d’informations provenant de la catégorie « Télécommunication ». La métaphore implicite (Texto) amène davantage les sujets à construire un discours à partir d’informations provenant des « Encyclopédies » – des informations plus générales et introductives –, de l’« Electronique » pour les thèmes techniques, et de la « Communication » pour les thèmes sociaux. Ces catégories correspondent aux premières rubriques secondaires proposées par l’hypermédia dans chacune des rubriques principales. Les discours des sujets qui ont parcouru l’hypermédia sans métaphore (HyperDoc) sont majoritairement composés d’informations provenant de la rubrique « Télécommunication », pour les thèmes plus techniques. Ils contiennent par ailleurs une plus grande proportion d’informations de la rubrique « Sociologie » que les discours des sujets placés dans les deux autres conditions.
La structure du discours est comparée avec la structure de l’hypermédia au moyen de la mesure S. La formule de cet indicateur permet de comparer l’ordre des éléments dans deux séquences. L’objectif est d’obtenir une valeur qui indique le degré de différence de structuration entre les deux séquences d’éléments par rapport au maximum possible. S vaut 0 lorsque les séquences sont identiques et il vaut 1 lorsqu’elles sont inversées, ce qui correspond au maximum de différence de structuration des éléments. Pour comparer les structures de D (le discours) et de H (l’hypermédia), la formule de S(D-H) est la suivante (1) :
Les résultats (tableau 2) montrent que la structure du discours élaboré à partir d’HyperDoc, tout en en proposant une reformulation, reste relativement proche de la structure hiérarchique du dispositif, ce qui est moins le cas des discours des sujets qui ont consulté les hypermédias structurés par la métaphore. Les relations hiérarchiques entre les informations proposées par ces derniers sont plus proches de la séquence de consultation du dispositif – comparaison mesurée via S(C-D) –, avec toutefois une nuance entre Biblio et Texto. La métaphore implicite suscite une structuration du discours un peu plus proche de celle de l’hypermédia ; alors que le monde virtuel amène à structurer les informations de façon un peu plus proche de la séquence de consultation. Nous notons tout de même, dans chaque condition, une part de mise en relation des éléments d’information qui ne provient ni de la structure de l’hypermédia ni de la séquence de consultation.
La seconde hypothèse vise à mettre en évidence les effets de la métaphore sur le comportement de consultation (hypothèse 2a) et le rôle de celui-ci sur la représentation mentale des contenus (hypothèse 2b).
La métaphore semble influencer le comportement de consultation adopté par les sujets (hypothèse 2a), même si un certain nombre d’indicateurs révèlent que l’usager se comporte, sous certains aspects, de manière similaire quel que soit l’hypermédia parcouru. En effet, la mesure de S, utilisée ici pour comparer la séquence de consultation et la structure de l’hypermédia (S(C-H), tableau 2), montre que l’ensemble des sujets des trois conditions construisent une séquence de consultation qui s’écarte modérément de la structure proposée par le dispositif. Par exemple, ils commencent en général leur visite par la première rubrique proposée dans l’hypermédia.
34Des différences apparaissent plutôt au niveau de certains modes de consultation (tableau 3). Les sujets qui ont consulté Biblio effectuent en moyenne plus de quatre fois moins de « retours » vers le premier nœud d’une rubrique avant de quitter celle-ci, que les sujets de la condition Texto et plus de deux fois moins que ceux de la condition HyperDoc. Pour s’orienter, les sujets immergés dans le monde virtuel de la bibliothèque élaborent plus de loopings (Foss, 1989) que les autres sujets, entre deux à trois fois plus en moyenne. Enfin, l’analyse de la séquence de sélection des informations montre que le monde virtuel de la bibliothèque conduit les sujets à sélectionner légèrement moins d’informations dans la première partie de leur consultation que les sujets qui ont consulté HyperDoc (la différence est de 10 %).
L’usage des liens (tableau 4) et la consultation des unités d’informations (tableau 5, figure 6) sont également influencés par la métaphore.
Premièrement, les sujets de la condition HyperDoc ont tendance à utiliser davantage les liens associatifs (2 à 3 % en plus) et les liens organisationnels qui permettent d’effectuer des « raccourcis » dans la structure hiérarchique (10 à 14 % en plus). À côté d’une influence de la structure, la métaphore globale influence, elle aussi, l’usage des liens. Biblio entraîne une plus faible utilisation des liens « raccourcis » que la métaphore implicite (4 % en moins), et un usage différent de ceux-ci : les sujets de la condition Biblio, comparativement à ceux de la condition Texto, s’en servent plus pour passer l’introduction d’une rubrique et moins de manière successive pour accéder aux informations de la rubrique (notamment via les liens « table des matières »).
37Deuxièmement, la structure d’HyperDoc amène les sujets à parcourir une plus grande proportion d’informations dans la catégorie « Encyclopédies », et un peu plus d’informations étiquetées « Physique » que la structure des deux autres hypermédias. Le monde virtuel de la bibliothèque suscite une consultation d’une proportion un peu plus importante d’informations dans la catégorie « Sciences exactes ». Concernant les catégories secondaires, « Electronique » puis « Télécommunication » sont les thèmes techniques qui comportent la plus grande proportion d’informations consultées dans la condition Biblio, à côté des deux autres conditions ; il s’agit des catégories « Ethique » puis « Communication » pour les thèmes sociaux. Les sujets des conditions Texto et HyperDoc ont parcouru, de manière similaire, plus d’informations dans les catégories « Communication » puis « Ethique », proportionnellement au nombre d’unités d’information de la catégorie principale « Sciences humaines ». Les conditions Texto et HyperDoc se distinguent sur le plan des thèmes techniques. Une plus grande proportion d’informations a été consultée dans la condition Texto en « Electronique » puis en « Informatique/applications », alors que les sujets confrontés à HyperDoc se sont davantage dirigés vers les catégories « Télécommunication » puis « Informatique » (ces catégories sont présentes dans les deuxième et troisième rubriques proposées par HyperDoc).
Les résultats obtenus tendent à confirmer un effet du comportement de consultation sur la représentation mentale des contenus (hypothèse 2b). Il se remarque sur deux aspects : la sélection des informations, et la relation entre la structure de la séquence de consultation et la structure du discours des sujets (mesurée par S(C-D), tableau 2).
Pour le premier aspect, la sélection des informations est similaire d’une condition à l’autre (tableau 6), ce qui indique, pour commencer, une influence des choix de consultation sur les catégories d’informations présentes dans le discours des sujets : il y a plus de notes prises dans les catégories les plus consultées, et inversement. Ensuite, la comparaison des catégories consultées (tableau 5) et des catégories d’informations présentes dans le discours (tableau 1) indique que la sélection d’informations est d’autant plus importante que les sujets ont parcouru un nombre plus grand d’informations dans la catégorie.
40En effet, dans la catégorie principale « Sciences exactes », les discours des sujets de la condition Biblio comportent plus d’informations de type informatique (mais aussi un nombre important en « Télécommunication ») ; les informations reprises pour la condition Texto sont plus étiquetées « Electronique » ; et les discours des sujets de la condition HyperDoc sont fortement orientés vers la « Télécommunication ». Concernant la catégorie « Sciences humaines », dans les trois conditions, nous trouvons la plus grande proportion d’informations dans la catégorie « Communication ». Mais des différences se marquent entre les conditions : les discours des sujets confrontés à Biblio contiennent plus d’informations en « Ethique », ceux de la condition Texto comportent plus d’informations en « Communication » et la sociologie est davantage représentée dans les discours des sujets de la condition HyperDoc.
41Toutefois, les sujets de la condition HyperDoc ont pris en moyenne moins de notes par unité consultée dans la catégorie « Encyclopédies » que dans les autres catégories. La structure d’HyperDoc conduit dès lors les sujets à sélectionner moins d’informations dans cette catégorie : ils ont visité plus d’information en « Encyclopédies » que dans les deux autres conditions et, par contre, ils ont pris moins de notes relatives à cette catégorie.
42Le second aspect concerne la mesure de la séquence S pour la consultation et le discours, S(C-D). La valeur obtenue dans les trois conditions est peu élevée. Une certaine reformulation des informations récoltées existe entre la structure de la séquence de consultation et la structure du discours, mais elle prend de faibles proportions par rapport à la marge de manœuvre possible. La forme hiérarchique du discours est donc relativement proche de la manière dont s’est déroulée la consultation des hypermédias.
Pour commencer, nous notons que certains comportements de consultation ont été observés dans chacune des conditions, quel que soit l’hypermédia consulté. Ces comportements dérivent, pensons-nous, d’une sorte de logique inhérente au dispositif hypermédiatique, issue de la pratique de celui-ci et des connaissances acquises par l’usager. Ils peuvent être assimilés à des habitudes de consultation (cf. Maglio et al., 1997). Les usagers ont tendance à construire une séquence de consultation qui ne s’éloigne pas fort de la séquence proposée par la structure hiérarchique de l’hypermédia. En outre, leur consultation débute le plus souvent par une visite de la première rubrique rencontrée. La sélection des informations suit également une même logique pour la plupart des catégories d’informations rencontrées.
44Toutefois, les résultats indiquent également que le monde virtuel joue un rôle dans la manière dont les informations sont comprises, à travers notamment une série de comportements de consultation induits par le type d’univers proposé par le document.
45Les effets produits sur la consultation et la compréhension proviennent en partie de la seule influence de la structure métaphorique. Par exemple, la structure de la bibliothèque incite moins les sujets à utiliser les liens associatifs et les « raccourcis », c’est-à-dire les liens qui s’éloignent le plus de la structure hiérarchique propre à la bibliothèque. En fonction de la place des informations « Encyclopédies », rassemblées dans une rubrique principale par la métaphore ou dispersées dans l’ensemble des rubriques (comme introductions) dans l’hypermédia « classique », les usagers leur accordent un intérêt différent, qui se traduit par un nombre différent de prises de notes. La structure conduit également à des stratégies de recherche différentes : les usagers de Texto ont davantage consulté d’informations et pris de notes dans les premières rubriques (principales et secondaires) ; la structure sémantique d’HyperDoc a, elle, poussé les sujets à visiter des pages web à partir desquelles aucune information n’a pu être sélectionnée (la catégorie « Physique »).
46En outre, les effets observés proviennent aussi de la représentation mentale que l’usager élabore à propos du document. Si celui-ci l’immerge dans une bibliothèque, il aura tendance à adopter certains comportements de consultation proches de ceux qu’il élaborerait dans une bibliothèque. Par exemple, les sujets de la condition Biblio ont un usage des liens « table des matières » des rubriques « livre » qui semble cohérent avec une lecture linéaire d’un livre ordinaire. Dans le monde virtuel, les usagers ont également le plus tendance à se déplacer suivant la logique de la bibliothèque.
47Au niveau de l’acquisition de connaissances, l’usager semble construire une représentation mentale des contenus liée sous certains aspects à l’organisation des informations dans une bibliothèque. Cette représentation mentale est élaborée, dans le cadre de l’expérience, dans le but de répondre à la question : « Quels sont les problèmes d’Internet ? ». Les sujets ont sélectionné des informations qu’ils ont jugées pertinentes. Ils les ont ensuite structurées afin d’en proposer un discours qui prend la forme de l’explication souhaitée, suivant une organisation qui leur paraît signifiante.
48Entre chaque condition, les discours des sujets sont structurés, en moyenne, suivant une structure qui n’est pas très éloignée de l’ordre dans lequel ces informations ont été consultées. Dès lors, si les sujets confrontés au monde virtuel adoptent un comportement de consultation différent, il est raisonnable de penser que la structure de leur discours est différente. Toutefois, la séquence de consultation n’est pas entièrement déterminante. Les sujets ont proposé une certaine reformulation, même faible, des relations hiérarchiques entre les informations dans leur version des problèmes d’Internet, version qui est relativement proche également de la structure des documents.
49Au niveau de la sélection des informations jugées intéressantes, les sujets, quel que soit l’hypermédia parcouru, ont en général sélectionné une proportion similaire d’informations par unité consultée. Les catégories d’informations qui ont été proportionnellement plus visitées dans une condition par rapport aux autres conditions ont fourni plus d’informations pour le discours des sujets de cette condition, ce qui renforce l’influence du comportement de consultation sur la représentation mentale des contenus.
Au cours de la consultation d’informations dans un monde virtuel, des éléments du concept source sont mobilisés pour élaborer l’espace mental de l’hypermédia métaphorisé consulté. Un blend est formé, intégrant des éléments provenant de la manière dont est construit le support matériel, comme ancre matérielle, des éléments issus d’une représentation habituelle du type de document consulté et des éléments du concept métaphorique. Le comportement de consultation dépend de la présence de ces différents éléments dans le processus d’intégration conceptuelle et de la manière dont ceux-ci fournissent une interprétation de la forme et du fonctionnement du dispositif. L’usager agit selon ses habitudes de navigation et ses connaissances du dispositif hypermédiatique, selon la forme du support hypermédia et selon un comportement qui pourrait être attribué à l’univers du monde virtuel.
51La représentation mentale des contenus est élaborée par les usagers à partir de la représentation de l’hypermédia métaphorisé et des connaissances qu’ils possèdent à propos du domaine de contenu traité. Elle est dès lors influencée, en partie, par leur comportement de consultation, tel qu’il est induit par la manière dont est perçu le monde virtuel. Ce procédé n’est pas propre à la présence d’une métaphore ; ce type d’influence est observé pour chaque hypermédia soumis à la consultation, soulignant l’importance à la fois du concept source mis en évidence, dans le cas du monde virtuel, et de la structure hypertextuelle dans la compréhension du contenu.
52Si les résultats obtenus permettent de penser que la forme d’un monde virtuel influence la manière dont les informations sont comprises, à travers notamment certains modes de consultation, il reste des questions au niveau de la manière dont s’exerce cette influence. Quels éléments particuliers forment la représentation du document consulté ? Comment ceux-ci interagissent-ils les uns avec les autres pour mettre en œuvre un processus inférentiel qui guide le comportement de consultation de l’usager ? Comment le concept source intervient-il dans la part de compréhension qui n’est pas influencée par la structure de l’hypermédia et par la séquence de consultation ? Par ailleurs, le concept de la bibliothèque est relativement neutre par rapport au domaine de contenu traité dans le dispositif. Les résultats observés seraient-ils plus marqués si le monde virtuel soutenait une signification particulière donnée au contenu ?
Français
Certains documents numériques à vocation éducative prennent la forme de mondes virtuels dans une volonté d’immerger l’apprenant dans un univers favorisant l’apprentissage. Un des enjeux de ces dispositifs est la manière dont sont comprises les informations communiquées. La recherche expérimentale présentée vise à montrer comment la forme d’un hypermédia de type monde virtuel influence la compréhension des contenus, en modifiant notamment les comportements de consultation des usagers. Elle s’inscrit dans une approche théorique sémio-cognitive, s’appuyant notamment sur la théorie de la métaphore conceptuelle.
Mots-clés
English
Digital documents for education take the form of virtual worlds to immerse learners in an educational world. One challenge of these systems is how information are understood by users. This experimental research aims to show how the shape of an hypermedia like a virtual world influences the understanding of contents, especially by influencing the users navigation. The theoretical approach is semio-cognitive, in particular the Conceptual Metaphor Theory.
Keywords
Anne-Sophie Collard
«
Apprendre dans un monde virtuel
»,
Document numérique
3/ 2012 (Vol. 15)
, p. 71-93
.
URL : www.cairn.info/revue-document-numerique-2012-3-page-71.htm.
DOI : 10.3166/DN.15.3.71-93